Le philosophe et académicien, qui revient d’une semaine en Israël, a vu un pays plus divisé que jamais et une société très critique face à la politique menée par Benyamin Netanyahou. Malgré le 7 octobre et la multiplication des attaques antisémites en Occident, l’esprit de vengeance n’a pas tout emporté, explique-t-il.
LE FIGARO. – Deux jeunes diplomates israéliens travaillant à l’ambassade d’Israël aux États-Unis ont été tués au cri de « free Palestine », le 21 mai, à l’extérieur du musée juif de Washington. Faut-il y voir un nouveau symptôme de l’hybridation entre l’antisionisme et l’antisémitisme ?
Alain FINKIELKRAUT. – Dans Une histoire d’amour et de ténèbres, Amos Oz écrit : « Les graffitis ont changé du tout au tout en Europe. L’inscription “les juifs en Palestine” recouvrait les murs quand mon père était enfant en Lituanie. Lorsqu’il retourna en Europe, une cinquantaine d’années plus tard, les murs lui crachèrent au visage “Les juifs hors de Palestine” ». La situation a encore empiré, on en vient maintenant à tenir tous les Juifs comptables de la politique et même de l’existence d’Israël. C’est la Palestine de la rivière à la mer qui doit être impérativement libérée. Les Juifs formaient jadis une race d’empoisonneurs que les défenseurs de la civilisation occidentale voulaient mettre hors d’état de nuire. Ils sont maintenant un peuple de racistes que leurs ennemis les plus conséquents vouent à la mort.
Vous revenez d’une semaine en Israël. Dans quel état d’esprit était la société israélienne ?
La société israélienne n’a jamais été aussi divisée. Les invectives et les anathèmes pleuvent. Les dissonances de l’âme juive atteignent leur paroxysme. Malgré la guerre qui fait rage sur plusieurs fronts, une désunion de plus en plus bruyante a supplanté l’union sacrée. Face aux manifestants qui, semaine après semaine, réclament inlassablement la libération des otages et la tenue de nouvelles élections, il y a des Israéliens qui voient dans le massacre du 7 octobre un miracle, la main de Dieu, l’occasion inespérée d’occuper toute la Terre promise et de la vider enfin de sa population non-juive. Certains de mes interlocuteurs m’ont dit que ceux-là étaient aujourd’hui en « phase maniaque ». Alors que le messianisme dans son acception exigeante se conçoit comme une suprême réalisation de l’idéal d’humanité commune, leur messianisme dévoyé les affranchit de la morale universelle. Et leurs ministres maléfiques, Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir, font du gouvernement israélien le principal ennemi d’Israël. Tels sont les propos que j’ai entendus lors de mon bref séjour. Autrement dit, et contrairement à ce qu’affirme pour le plus grand bonheur des festivaliers de Cannes, le cinéaste israélien établi en France Nadav Lapid, l’esprit de vengeance n’a pas tout emporté.
Delphine Horvilleur a écrit que la stratégie militaire d’Israël à Gaza était une « déroute politique et une faillite morale » : partagez-vous son analyse ?
Elle a raison. « Déroute politique » : le Hamas a été vaincu, il s’agit maintenant de le remplacer. Mais tout à sa volonté de réoccuper Gaza, le gouvernement dirigé par Benyamin Netanyahou fait la sourde oreille aux propositions allant dans ce sens et il poursuit obstinément la guerre. « Faillite morale » : les défenseurs inconditionnels de la politique israélienne expliquent aujourd’hui qu’il n’y a pas de civils innocents à Gaza. Les Gazaouis, quel que soit leur âge, forment une seule nation combattante : c’est le même langage que celui du Hamas. Les terroristes du 7 octobre ont massacré indistinctement des militaires, des civils, des femmes et des enfants : tous étaient des Juifs, c’est-à-dire des voleurs de terre. « Je ne critique jamais Israël, c’est le prix à payer pour avoir choisi de ne pas y vivre » disait Elie Wiesel. Mais s’abstenir de toute critique, c’est trahir les très nombreux Israéliens qui ne veulent pas voir leur pays perdre son âme sioniste.
Comment analysez-vous ce qui se passe en France avec Jean-Luc Mélenchon qui, avec Rima Hassan, a fait de la critique systématique d’Israël un argument électoral assumé ?
Le député de la France insoumise Thomas Portes a qualifié la tribune de Delphine Horvilleur d’« opération de communication », vous rendez-vous compte ? Autrement dit, tous les Juifs sont à ses yeux les complices du « génocide » en cours à Gaza. Avec la racaille antisémite qui sévit maintenant au Palais Bourbon la parenthèse post-hitlérienne de l’histoire est en train de se clore. « Sioniste » est le nouveau synonyme de « youpin ». Par ses appels réitérés à l’intifada, l’extrême gauche dirige sciemment contre les Juifs les frustrations et la colère des « quartiers populaires ».
L’accusation de génocide est devenue un réflexe dans une large partie de la gauche. La comparaison avec Auschwitz est avancée par certains intellectuels ou figures médiatiques. Vous avez vu très tôt cette volonté de nazifier Israël…
Dans son dernier livre, La Splendide promesse, Danièle Sallenave écrit : « Il y a dans chaque siècle une catastrophe sociale, politique, humaine qui le condamne. Pour notre siècle, ce sera Gaza 2024 ». Rien donc ne peut arriver de pire dans les soixante-quinze ans qui viennent. Et qu’a été la catastrophe qui a condamné le vingtième siècle : Auschwitz. Les détenus des camps d’extermination ou les combattants du ghetto de Varsovie avaient-ils le choix de déposer les armes et cachaient-ils des otages dans leur souterrain ou sous leur châlit.
Toutes les critiques dont le gouvernement de Netanyahou fait l’objet ne relèvent pas de l’antisémitisme. Il appartient à Israël de trier le bon grain de l’ivraie et de ne pas persister dans un jusqu’au-boutisme qui lui aliène peu à peu les meilleures volontés.
Alain Finkielkraut
Dans sa guerre contre l’État islamique, la coalition internationale a fait plus de 50.000 morts à Mossoul et Racca, qui, alors, a parlé de génocide ? Ce mot ne sert qu’à nazifier Israël et les Juifs. La bonne conscience antisémite qu’il installe un peu partout dans le monde a quelque chose de terrifiant. Tout en gardant les yeux ouverts sur ce qui se passe, il ne faut rien céder à cette rhétorique criminelle. Les Israéliens qui se sentent salis par les ministres fanatiques de leur gouvernement nous donnent l’exemple.
L’Union Européenne propose de réexaminer l’accord d’association avec Israël. Qu’est-ce que cette proposition vous inspire ?
Comme l’a dit Yaïr Golan, le président du parti démocrate israélien, l’État hébreu est en train de devenir un État paria. On peut être tenté de voir dans cette solitude la continuation du malheur juif. Rien ne change, les goys sont et seront toujours contre nous. Je suis parfois tenté moi-même de céder à cette douce et douloureuse paranoïa. Je me remémore alors cette phrase de Kurt Blumenfeld, le grand ami d’Hannah Arendt qui avait choisi de vivre en Israël : « J’ai supprimé le mot goy de mon vocabulaire ». La normalisation, c’était cela : non pas être – dérisoire ambition – une nation comme les autres, mais une nation parmi les autres. Accéder à pluralité, échapper à la malédiction du chiffre deux. Tous les États n’ont pas la même attitude vis-à-vis d’Israël. Toutes les critiques dont le gouvernement de Netanyahou fait l’objet ne relèvent pas de l’antisémitisme. Il appartient à Israël de trier le bon grain de l’ivraie et de ne pas persister dans un jusqu’au-boutisme qui lui aliène peu à peu les meilleures volontés.
Jean-Noël Barrot, notre ministre des Affaire Étrangères, a affirmé que Gaza était devenu « un mouroir pour ne pas dire un cimetière ». Il a ajouté que la politique de Benyamin Netanyahou était « contraire à l’intérêt d’Israël » et que « qui sème la violence récolte la violence ». Que vous inspire sa déclaration ?
Ce n’est pas Israël qui a semé la violence, c’est le Hamas. Il ne faut jamais l’oublier. Ariel Sharon avait en 2005 démantelé toutes les implantations juives à Gaza et vingt ans après a eu lieu à l’intérieur des frontières de l’État un événement qui rappelle aux Israéliens le pogrom de Kichinev, tel que le poète Haïm Nahman Bialik le transmet de génération en génération :
« Dans le fer, dans l’acier, glacé, dur et muet
Forge un cœur et qu’il soit le tien, homme, et viens !
Viens dans la ville du massacre, il te faut voir
Avec tes yeux, éprouver de tes propres mains
Sur les grillages, les piquets, les portes et les murs,
Sur le pavé des rues, sur la pierre et le bois,
L’empreinte brune et desséchée du sang, de la cervelle,
Empreinte de tes frères, de leurs têtes, de leurs gorges,
Il te faut t’égarer au milieu des décombres, (…)
Car ce sont là des plaies vives, ouvertes, sombres,
Et qui n’attendent plus du monde guérison. »
Au lieu de s’étourdir de grandes déclarations vengeresses et creuses, notre ministre des Affaires étrangères devrait porter la plus grande attention aux manifestants de Tel-Aviv et de Jérusalem, ainsi qu’aux Palestiniens qui descendent dans la rue à Gaza pour exiger du Hamas qu’il dépose les armes. Ainsi pourrait-il construire une politique humaine et efficace.
Vous disiez dans Le Figaro, il y a un an, qu’il y avait deux Israël irréconciliables. Quels sont-ils et pourquoi cette séparation ?
C’est en 1967, après la guerre des Six Jours, que le fossé entre les deux Israël a commencé à se creuser. La prise de la Cisjordanie a été vécue par certains Israéliens, non pas comme une conquête, mais comme un retour. Les noms d’Hébron et de Jéricho avaient pour eux une beaucoup plus grande force d’évocation que ceux de Tel-Aviv ou d’Haïfa. Nul n’aurait pu les convaincre que la Judée et la Samarie étaient des territoires étrangers et donc échangeables. À leurs yeux, les frontières de 1967 périmaient celles de 1948. Agrandi, l’État devenait plus facilement défendable mais l’argument historico-religieux l’a emporté sur l’argument sécuritaire. Et depuis le 7 octobre, ce discours s’est encore radicalisé. Mais tous les sondages le prouvent, il est minoritaire aujourd’hui en Israël.
Croyez-vous à la solution que vous avez toujours portée, celle des deux États, ou cette solution est-elle désormais devenue impossible. Dans ce cas, quel avenir pour Israël ?
« Les Palestiniens n’ont jamais manqué une occasion de manquer une occasion », disait Abba Eban. De Camp David à Annapolis, ils ont, en effet, refusé toutes les propositions de paix venues d’Israël. Est-il maintenant trop tard ? Les implantations en Cisjordanie ont-elles créé un fait accompli ? Comme l’a dit Yaïr Golan, il y a eu ces derniers mois cinq pogroms dans cette région. Des pogroms juifs ! Pour le salut de leurs peuples respectifs, les Palestiniens et les Israéliens doivent trouver les moyens de se séparer. « Aidez-nous à divorcer », demandait déjà Amos Oz.
Par Vincent Trémolet de Villers et Eugénie Boilait
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