Cette chronique raconte la petite ou la grande histoire derrière nos aliments, plats ou chefs. Puissante arme de soft power, marqueur sociétal et culturel, l’alimentation est l’élément fondateur de nos civilisations. Conflits, diplomatie, traditions, la cuisine a toujours eu une dimension politique. Car comme le disait déjà Bossuet au XVIIe siècle, « c’est à table qu’on gouverne ».
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A la tombée de la nuit, sur le front ukrainien, dans leurs abris enterrés pour se protéger du froid glacial et d’un éventuel assaut russe, les soldats attendent impatiemment pour le réveillon de Noël leur ration de « bortsch ». Ce potage, qui a longuement mijoté sur toutes les cuisinières des foyers soviétiques, offre un peu de réconfort au milieu des rudes combats de l’hiver. Dans l’assiette : de simples petits morceaux de betteraves, de choux, de carottes, de pommes de terre, d’oignons et de la viande qui lui donnent ce joli aspect rouge-violacé et ce goût si atypique, sucré et terreux à la fois.
Si beaucoup de chefs reconnaissent aujourd’hui que c’est en Ukraine qu’on fait les meilleurs ragoûts, ils sont présents partout en Europe de l’Est : sur le menu des tables de Noël à Varsovie, à la carte de certains restaurants étoilés moscovites, jusque dans les soupières lituaniennes et roumaines. Après le « lait de ma mère », le bortsch est « le deuxième plat que j’ai mangé », clame Olena Chtcherban, une ethnologue et historienne ukrainienne, pointant les restos étrangers qui attribuent maladroitement ce plat comme une… « soupe russe ».
Cette dispute culinaire ancestrale est redevenu un sujet brûlant entre les deux voisins depuis l’annexion de la Crimée en 2014 qui précédera l’invasion russe de 2022. Ces deux événements, qui ont chamboulé toute la géopolitique de la région, ont aussi exacerbé un regain de patriotisme et une quête de l’identité nationale ukrainienne. Et dans cette guerre d’influence, Kiev n’a aucunement l’intention de laisser la paternité de ce plat mythique à la Russie !
Une casserole de bortsch au ministère de la Culture
Cette lutte s’est incarnée à travers un jeune chef branché de Kiev, très présent sur les réseaux sociaux, Ievguen Klopotenko. En 2020, ce diplômé de l’école culinaire française Le Cordon Bleu s’est présenté à une réunion du ministère de la Culture avec une casserole de bortsch pour le convaincre de proposer l’inscription de ce plat à la liste du patrimoine immatériel mondial de l’Unesco, rejoignant ainsi la pizza napolitaine, le vin de la Géorgie ou la gastronomie française. Rapidement, Kiev monte le dossier auprès de l’instance onusienne.
Piquée au vif pour ce crime de « lèse-gastronomie », la diplomatie russe réagit. « Le bortsch est un aliment national de nombreux pays, dont la Russie, la Biélorussie, l’Ukraine, la Pologne, la Roumanie, la Moldavie et la Lituanie », a écrit sur Twitter l’ambassade de Russie aux États-Unis. Puis c’est le gouvernement russe qui s’y met, toujours sur le même réseau social : « le bortsch est un des plats russes les plus célèbres et les plus appréciés ». La guerre du « bortsch » est officiellement déclarée.
« Lorsque j’ai commencé à étudier la nourriture et la cuisine ukrainiennes, je me suis rendu compte que la cuisine ukrainienne n’existait pas. Tout est soviétique. L’URSS a avalé l’Ukraine, l’a mâchée et recrachée […] Nous ne savons pas qui nous sommes ou ce que nous sommes », déplore le chef Ievguen Klopotenko. Son appel à un sursaut culinaire ne passera pas inaperçu. Des cuisiniers de toute l’Ukraine se mobilisent en mars 2021 et organisent un « marathon du bortsch » pour appuyer le dossier de candidature à l’Unesco.
Le 1er juillet 2022, l’instance onusienne accède à la demande de Kiev et classe « la culture du bortsch ukrainien » sur la liste du patrimoine culturel immatériel en péril. La raison ? « La capacité des populations de pratiquer, de transmettre leur patrimoine culturel intangible est gravement perturbée à cause du conflit armé, à cause notamment des déplacements forcés des communautés », a détaillé le rapporteur du comité d’évaluation du dossier ukrainien. Réponse de Moscou, sans ambages : « S’il faut expliquer au monde ce qu’est le nationalisme kiévien contemporain, j’évoquerais ce fait : le houmous et le riz pilaf sont reconnus comme les plats nationaux de plusieurs pays. Mais, si je comprends bien, l’ukrainisation s’applique pour tout. Ce sera quoi ensuite ? Les cochons seront reconnus comme un produit national ukrainien ? », a écrit sur Telegram la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova.
Cette reconnaissance de l’Unesco est loin d’être symbolique. Elle offre un prestige international notable mais également de fortes retombées économiques, notamment via le tourisme, réduit à néant aujourd’hui du fait de la guerre. « Un foodie voyageur se tournera naturellement vers la destination culinairement la plus forte et la mieux reconnue », explique une note publiée par l’Ecole de guerre. En revanche l’Unesco, par sa reconnaissance, ne tranche en rien la question essentielle. Le « bortsch » est-il né en Ukraine ou en Russie ?
Un essor sous l’Union soviétique
Dès le Moyen Age, les paysans slaves se mettent à récolter une plante herbacée au beau milieu des steppes humides d’Eurasie, du nom de… « berce commune » (ou « patte d’ours ») qui donnera son nom au fameux plat. A l’origine, la feuille, la tige et les fleurs entrent en fermentation dans de l’eau chaude avec du pain. Ce brouet très acide était un moyen de se prémunir des fortes fièvres dans ces zones où le froid est particulièrement piquant. Plus tard, ce bortsch « vert » devient rouge lorsqu’on y ajoute du « kvas » de betteraves, une boisson fermentée traditionnelle très populaire en Russie et en Ukraine.
Les premières traces écrites du bortsch se trouvent dans le Domostroï, un texte traitant de la gestion domestique au XVIe siècle, à l’époque d’Ivan le Terrible. On le retrouve aussi dans les récits en 1584 d’un marchand allemand de passage à Kiev, Martin Gruneweg, affirmant que si la rivière « Borshchahivka » porte ce nom, c’est parce que les vendeurs ambulants de ce fameux breuvage pullulent sur ses berges depuis des décennies.
Cette soupe va connaître son essor dans le centre de la Russie à la fin du XVIIIe siècle avec l’armée tsariste puis un peu plus tard avec l’Union soviétique. Staline va établir, par l’intermédiaire de son commissaire à l’alimentation Anastase Mikoyan, une cuisine nationale adaptée aux plus de 100 « nationalités » qui compose l’URSS. Dans le Livre de la nourriture savoureuse et saine, publié en 1939 par le Politburo du Parti communiste et qu’on offrait à tous les jeunes couples, il est clairement fait référence au… « bortsch ukrainien ». Il sera adopté un peu partout de la Russie à l’Ukraine, en passant par la Pologne et la Moldavie, notamment après l’éclatement du mur de Berlin et l’indépendance de ces pays dans les années 90. Comme souvent, la cuisine est rarement sensible au concept de frontières politiques…
Si l’on se fie à l’expertise de William Pokhlebkin (1923 – 2000), grand historien soviétique de l’alimentation, et auteur de A History of Vodka (non traduit), pas de doute, le bortsch aux betteraves appartient bien à l’Ukraine. Même si évidemment, personne ne conteste que les Russes sont toujours aujourd’hui de très grands amateurs de ces bouillons. A tel point qu’ils ont confectionné leur propre soupe aux choux, dénommée « shchi ».
Le bortsch est sans doute le plat slave qui a le plus de succès à l’étranger. Les émigrés russes emportèrent leur recette à Paris, où Auguste Escoffier (1846-1935), le grand-père de la cuisine française, le servit au Ritz. Aux Etats-Unis, les stations balnéaires dans les montages des Catskills, autrefois populaires auprès des juifs ashkénazes new-yorkais victimes d’antisémitisme, étaient connues dans les années 1920 sous le nom de « Bortsch Belt » (la ceinture du Bortsch), en référence à leur amour pour cette soupe. Jerry Lewis ou encore Woody Allen aimaient s’y prélasser au bord de la mer…
Le guide Michelin a arrêté son activité en Russie
Aujourd’hui, le chef Ievguen Klopotenko se mobilise pour ne pas abandonner ce plat qui, selon lui, fait « l’ADN de l’Ukraine », rapporte Courrier International. Il s’est lancé dans un projet titanesque de répertorier, à travers tout le pays, les grandes variantes du bortsch ukrainien : « j’ai compris que le bortch était comme le jazz : il a sa base (le bouillon et la betterave), et le reste, ce sont comme les instruments dans le jazz. »
Mais signe que le chemin reste long à parcourir pour l’Ukraine, le guide Michelin, bible des gastronomes dans le monde, a cité le bortsch parmi les plats phares de la « scène culinaire russe » en lançant son édition sur Moscou en 2021 où neuf établissements avaient reçu des étoiles. Avant de se retirer de Russie du fait de la guerre en Ukraine.
Nos conseils « livres »:
Mamushka : Recipes from Ukraine & beyond (non traduit), Olia Hercules, 2015.
La cuisine russe, Pavel Spiridonov, Nicolas Delaroche, Les Editions Noir sur Blanc, 2018.
Nos conseils « restaurants » :
Un restaurant russe : Zakouski, 127 rue du château 75014 Paris
Un restaurant ukrainien : Oranta, 1, rue de Marivaux, Paris 2e
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