Ukraine : d’Odessa à Kharkiv, la fatigue de la guerre

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L’hiver sera long, la guerre aussi. A Odessa, les habitants de la ville portuaire se préparent à une saison de plomb et rasent les murs aux façades baroques. La veille, le cœur historique a encore été bombardé, de nuit. « On commence à s’habituer à ce bruit de tondeuses à gazon, le ronronnement des drones iraniens que les Russes nous envoient comme cadeaux », ironise dans un français parfait Alla Nircha, conservatrice du musée Pouchkine déserté, qui ne peut plus chauffer les salons où vécut au début du XIXe siècle l’illustre écrivain. Un missile est tombé à quelques rues de là, abîmant l’un des plus grands musées d’Ukraine, celui des Beaux-Arts d’Odessa. Deux explosions retentissent en début de soirée, puis une troisième.

Dans les édifices aux enduits d’ocre, de vert et de bleu qui bordent l’Opéra de style néoclassique, le peuple d’Odessa se divise alors en deux. D’abord, ceux qui se ruent, en suivant les consignes, vers les abris souterrains, dont les catacombes, l’un des plus grands labyrinthes au monde, transformées en caves d’accueil par d’ingénieux volontaires. Ensuite, ceux qui préfèrent vaquer à leurs occupations, dont Irina, jeune serveuse du Café central, qui fume sa cigarette sur le trottoir avec des collègues tout aussi téméraires, comme pour défier l’agresseur russe et la mitraille et, aussi, pour combattre le précepte de Nikolai Gogol, l’enfant du pays : « Plus contagieuse que la peste, la peur se communique en un clin d’œil. » A l’Opéra, d’ailleurs, on fait la queue malgré l’alerte aérienne. Sur les 1 500 sièges disponibles, seules 350 places sont octroyées aux amateurs de musique classique et de ballet, car l’abri souterrain ne dispose que d’une capacité limitée. Ce soir-là, les violons et les clarinettes de Puccini atténuent un temps les sirènes qui envahissent le ciel.

Ambiance martiale

Odessa est à l’image de l’Ukraine à l’approche de l’hiver, baignée d’inquiétude et d’espoir. « Au début de la guerre, on pensait qu’Odessa allait tomber, estime Oksana Dovgopolova, commissaire d’exposition. Désormais, on sait que l’on peut tenir. En même temps, les Russes cherchent à asphyxier notre grand port, le poumon du pays. » Cette figure de la vie culturelle est fière de se maquiller soigneusement tous les matins pour dire non à la terreur. Elle a mis sur pied un « laboratoire d’expérience artistique » avec quelques artistes afin d’aider les Odessites à supporter l’ambiance martiale. « Nous avons compris que la guerre va durer. Personne ici ne sait si l’aide occidentale continuera sur le long terme, ce qui rend notre patrie très fragile. »

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C’est une impression diffuse qui saisit le voyageur traversant le pays meurtri. Du port de la mer Noire à la frontière russe, de Kharkiv à sa capitale Kiev et à ses fermes aux terres noires, si fertiles, l’esprit de résistance, l’accoutumance à la guerre, se doublent d’une crainte diffuse – les morts sur la ligne de front, les pertes civiles, l’économie à la dérive… A Kiev, la ministre adjointe des Affaires étrangères Emine Dzheppar s’attend à « un hiver très difficile », dit-elle, dans son bureau proche de Maïdan. « Nous sommes en train de sécuriser tout notre système énergétique et électrique, à nouveau visé par l’ennemi. » Proche de Volodymyr Zelensky, elle rejette toute idée de futures négociations ou de cessez-le-feu, qui permettrait à la Russie de reprendre des forces et de redémarrer les hostilités. « Si nous arrêtons la guerre, nous serons massacrés. » Comme nombre de responsables ukrainiens, elle avoue ne pas savoir de quoi sera fait demain et encore moins l’an prochain.

« Bienvenue en enfer »

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A Kharkiv, la deuxième ville du pays, avec plus d’un million d’âmes, l’étau a été desserré mais les cieux restent menaçants. L’an dernier, la ville de l’est était quasiment encerclée par l’armée russe, mais la défense territoriale a réussi à chasser l’occupant, lui imposant une humiliante retraite. Les stigmates de ces pluies d’acier demeurent dans les rues du centre, avec ses immeubles coupés en deux, ses appartements ajourés par les missiles, les ferrailles pointées vers les nuages. La cathédrale de l’Annonciation prend la pluie : ses tuiles dorées ont été en partie soufflées par un missile Iskander.

Les destructions à l'intérieur de la cathédrale de la Transfiguration à Odessa, le 23 juillet 2023, après un bombardement russe.

Les destructions à l’intérieur de la cathédrale de la Transfiguration à Odessa, le 23 juillet 2023, après un bombardement russe.

© / afp.com/Oleksandr GIMANOV

Dans les quartiers nord-est de la ville durement touchés et un temps investis par la soldatesque de Poutine, maints immeubles sont fracassés. « Mes parents m’ont dit que c’était l’équivalent des bombardements de 1943 », lance l’étudiant Aleksi, qui revient de temps à autre dans son quartier détruit, Saltivka, au paysage apocalyptique, l’endroit le plus bombardé d’Ukraine durant les quatre premiers mois de la guerre. Le collège, ainsi que la maternelle 364, ont été soufflés par les bombes. « Tout cela est délibéré, explique un officier de la défense territoriale en charge de la protection de la ville. La stratégie russe consiste à viser les écoles et bâtiments civils pour forcer la population à partir et démoraliser les troupes. Mais la plupart des habitants ont choisi courageusement de rester. » Sur un mur, on peut lire cette inscription : « Bienvenue en enfer ».

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Le jeune éditeur Oleksandr Savchuk a, lui aussi, décidé de rester. Il n’a guère besoin de se protéger en cas de grabuge céleste, car sa petite maison d’édition se situe, sage précaution, au sous-sol d’un vieil immeuble en briques rouges. « Je me concentre sur les livres qui réexplorent la culture de l’Ukraine, car il y a beaucoup de trous dans notre histoire, gommée et laminée par le système colonial soviétique. » Avec une seule assistante, le jovial et infatigable éditeur travaille d’arrache-pied pour publier les auteurs contemporains et ceux d’hier, dont la majorité a été tuée, emprisonnée ou contrainte à l’exil au temps de l’URSS. « Explorer notre passé est notre manière de résister », dit-il, heureux d’avoir récemment récupéré d’autres archives.

A quelques rues de là, des écrivains lisent des poèmes devant une salle comble – toujours en sous-sol. Lorsque la sirène retentit, le public du centre culturel Arteria ne cille pas, histoire de dire non à l’effroi qui rôde. Kharkiv tout entière semble résonner de ce désir de retour aux sources. Ville russophone, elle veut oblitérer l’influence russe. La statue de Pouchkine est désormais voilée, le musée d’Art cache ses peintures du temps du tsar ou de l’époque soviétique et nombre d’habitants abandonnent leur langue maternelle, qualifiée de « langue de l’oppresseur ».

Accord secret

À l’autre bout du pays, Odessa la cosmopolite panse les plaies de la nuit, mais elle entend rester ouverte sur le monde. « On doit tout faire pour qu’elle garde son cachet, une ville à la fois polonaise, juive, ukrainienne, tatar, italienne, grecque et russe, souffle Anastasia Herasymchuk, responsable du magazine Ukraine World. Il faut respecter toutes les cultures de ce melting-pot, et surtout sa tolérance. » Comme nombre de citadines, cette journaliste prépare l’hiver en achetant des stocks de nourriture, des bidons d’eau, bougies et batteries. « Il est vrai que les questions économiques créent de graves tensions au sein de la population. Bien plus qu’au début de la guerre, où nous étions unis… »

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Selon plusieurs sources, un accord secret a été conclu sous la pression de la Chine pour que la Russie laisse l’Ukraine exporter une partie de ses céréales. « Pékin a pesé de tout son poids sur Poutine afin de ne pas mettre en péril l’approvisionnement chinois, mais aussi celui d’une partie de l’Afrique, assure Ivan Niyakiy, grand exportateur de céréales. La guerre peut durer des années et la destruction des infrastructures industrielles a déjà coûté plus de 36 milliards de dollars au pays. » En partie délabré, avec ses grues jaunes à l’arrêt et ses silos éventrés, le port d’Odessa étouffe. Un navire grec patiente quai n°3.

Un navire transportant du blé quitte le port de Chornomorsk, dans la région d'Odessa, en mer Noire, à destination de la Turquie, le 19 septembre 2023

Un navire transportant du blé quitte le port de Chornomorsk, dans la région d’Odessa, en mer Noire, à destination de la Turquie, le 19 septembre 2023

© / afp.com/STRINGER

La promesse du crépuscule

À la sortie de la rade, nous assistons à une scène ahurissante : au rez-de-chaussée de l’hôtel de luxe Nemo, en bordure de plage, une immense piscine intérieure accueille cinq dauphins, dressés par trois nageuses pour le bonheur des babouchkas et de leurs petits-enfants qui s’y baignent. Distraction phare de l’hôtel, la « thérapie dauphin » revient à 60 euros. Les dauphins ne semblent aucunement gênés par les alertes aériennes, les nageuses non plus.

Sur le sable, à 30 mètres du delphinarium, le pianiste Igor Yanchuk, bonnet rouge et parka épaisse, joue face à la mer à chaque coucher de soleil « pour aider les gens à supporter la guerre », accompagné du fracas des vagues. Le piano droit est baptisé Pianomore, « le piano de la mer », et les badauds apprécient cet instant de répit et d’émotion tandis que le jour décline. Au loin, une lueur scintille et s’approche du port – un navire qui a pu échapper aux mines. La lumière jaune du cargo à l’horizon et les notes de musique forment alors un singulier spectacle, un opéra de l’espérance et une promesse du crépuscule.

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