Officiellement, la visite de Miri Regev à Abou Dhabi n’était qu’un déplacement de plus, assorti d’un spectacle aérien à Dubaï. Officieusement, elle avait un tout autre objectif : faire avancer un projet ferroviaire qui, s’il voit le jour, pourrait transformer Israël en maillon indispensable entre l’Inde, le Golfe et l’Europe. Pendant que le fracas de la guerre saturait l’actualité, des techniciens et diplomates travaillaient, presque en secret, à ce que certains surnomment déjà le « train de nuit pour Dubaï ».
Selon les éléments révélés récemment, une délégation spéciale du ministère israélien des Transports, conduite par Miri Regev, s’est rendue aux Émirats arabes unis pour discuter d’une ligne reliant Haïfa à Abou Dhabi. Loin d’être un simple rêve de planificateur, ce tracé s’inscrit dans un schéma beaucoup plus vaste : un corridor multimodal permettant aux marchandises parties d’Inde de rejoindre l’Europe en combinant mer et rail. L’idée est simple sur le papier : les conteneurs quittent le port de Mundra en Inde par bateau, débarquent dans un port émirati, poursuivent leur route par train à travers l’Arabie saoudite et la Jordanie, puis terminent leur trajet à Haïfa avant d’être redistribués vers la Méditerranée.
Cette « route de la paix », évoquée dès 2018 par des responsables américains et israéliens, a depuis pris une dimension plus ambitieuse avec le lancement du corridor économique Inde–Moyen-Orient–Europe. Il ne s’agit plus seulement d’un rail, mais d’un ensemble d’infrastructures : lignes ferroviaires, ports modernisés, câbles de communication, oléoducs et gazoducs, voire à terme des conduites pour l’hydrogène et des réseaux de données à haut débit. L’objectif affiché est double : fluidifier les échanges entre l’Asie et l’Europe et réduire la dépendance au canal de Suez, rendu encore plus vulnérable par les attaques des Houthis en mer Rouge.
Pour Israël, l’enjeu est immense. Le pays, souvent décrit comme une « île » stratégique, voit dans ce corridor une occasion historique de devenir un hub logistique incontournable entre le Golfe et l’Europe. Haïfa, déjà connectée à des réseaux ferroviaires internes modernisés, pourrait ainsi se repositionner comme port d’arrivée terrestre des flux venus d’Asie, tandis que le sud du pays deviendrait un passage obligé pour les câbles et pipelines reliant les rives de l’océan Indien à la Méditerranée.
La visite de Regev aux Émirats s’inscrit aussi dans un contexte concurrentiel. D’après des informations relayées dans les médias israéliens, la France et la Turquie auraient cherché à promouvoir des tracés alternatifs du « train de la paix », en privilégiant des routes passant par la Jordanie, la Syrie et un port libanais, de manière à contourner Israël. La crainte à Jérusalem est claire : voir un projet conçu pour ancrer Israël dans le grand jeu économique régional lui échapper au profit d’itinéraires moins sensibles politiquement pour certains partenaires européens ou arabes.
Sur le terrain, la faisabilité du projet repose sur plusieurs conditions. D’abord, un engagement clair de l’Arabie saoudite, dont le territoire constitue la colonne vertébrale du tronçon ferroviaire entre les Émirats et la Jordanie. Ensuite, une coordination serrée avec Amman pour transformer le Royaume hachémite en plateforme logistique plutôt qu’en simple pays de transit. Enfin, un climat suffisant de stabilité pour justifier des investissements de plusieurs milliards de dollars dans des infrastructures à long terme.
Les autorités israéliennes présentent ce corridor comme une extension naturelle des accords d’Abraham, signés avec les Émirats et Bahreïn, et comme un levier potentiel pour approfondir les relations avec Riyad. Pour les États du Golfe, le projet offre une diversification de leurs axes d’exportation et une occasion de se positionner comme carrefour entre l’Asie et l’Occident. Quant à l’Inde, il s’agit d’un raccourci stratégique pour accéder aux marchés européens sans dépendre exclusivement de routes maritimes vulnérables.
Reste que ce « train de nuit pour Dubaï » est loin d’être acquis. La poursuite des combats à Gaza, les tensions persistantes sur le front nord et les rivalités régionales – notamment avec l’Iran, mais aussi entre projets concurrents de corridors – peuvent encore ralentir ou dévier le tracé initial. Pour l’instant, les rails se dessinent surtout sur des cartes et dans des protocoles d’accord. Mais le fait que les visites ministérielles se poursuivent en pleine guerre, et que des équipes mixtes travaillent déjà sur les segments émirati, saoudien, jordanien et israélien, montre qu’au-delà des bombes et des discours, une autre bataille est engagée : celle de savoir qui contrôlera les routes commerciales du Moyen-Orient au XXIᵉ siècle.
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