TikTok est une plateforme conçue pour repérer et catapulter du contenu viral de presque tous les types : danses, tutoriels, blagues, avis sur les produits, analyses, commentaires de l’actualité, prises de position. Alors pourquoi pas le commentaire d’un manifeste vieux de vingt ans publié par le pire terroriste du XXIe siècle ? La Lettre à l’Amérique d’Oussama ben Laden, écrite un an après les attentats du 11 Septembre, mêlant une vaste critique anti-impérialiste des Etats-Unis accompagnée de menaces violentes d’actes terroristes et un plaidoyer pour une théocratie fondamentaliste mondiale, a été partagée par plusieurs tiktokeurs, certains avec d’importantes communautés.
La plupart exprimaient leur choc de ne pas être entièrement en désaccord avec certains éléments de la lettre de Ben Laden. Certaines vidéos ont accumulé des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers de vues. La lettre, qui était publiée sur le site Internet du journal britannique The Guardian depuis 2002, en a été retirée, ce qui a contribué à en faire un contenu polémique l’auréolant de l’interdit. Le hashtag le plus populaire concernant la lettre a été vu environ 1,3 million de fois avant que TikTok ne le supprime.
Les médias se sont précipités pour ausculter une jeunesse biberonnée à la désinformation. L’idée d’une manipulation des algorithmes par le gouvernement chinois pour participer à la destruction de l’Occident a été avancée par certains spécialistes de politique étrangère ou de défense. L’hypothèse de cette supposée implication a été déclenchée par la suppression du nom d’Israël des applications cartographiques Baidu Maps et Amap, qui appartiennent respectivement aux entreprises Baidu et Alibaba. Mais l’affaire de la lettre de Ben Laden a été rapidement dégonflée. Le nombre de vidéos postées qui en faisaient une lecture favorable n’excédait guère une centaine. Beaucoup de vidéos en réaction critiquaient ouvertement les lectures positives. Enfin, un million de vues sur une plateforme où les concepts véritablement viraux sont régulièrement visionnés des centaines de millions de fois ne constitue pas une tendance.
Dans le même registre, TikTok a été vertement critiquée par le Parti républicain ces dernières semaines à la suite d’une augmentation apparente du contenu propalestinien. En effet, le ratio entre les vues des hashtags #freepalestine et #standwithisrael s’établissait à 55 contre 1 à l’échelle du monde. Un élu de la Chambre des représentants, Mike Gallagher, a écrit que TikTok était « contrôlé par le principal adversaire de l’Amérique » et que l’entreprise visait à « laver le cerveau de notre jeunesse ». L’entreprise a dû réagir, sondages Gallup à l’appui, en expliquant que la multiplication des contenus propalestiniens n’était pas due à l’algorithme de l’application, mais que les opinions sur le conflit israélo-palestinien étaient plus partagées chez les millennials américains que chez les générations plus âgées. D’ailleurs, aux Etats-Unis spécifiquement, le hashtag #standwithIsrael enregistre 68 % de vues en plus par vidéo que celui #freepalestine. En outre, TikTok a partagé des chiffres sur ses actions de modération conduisant à la suppression de 925 000 vidéos relatives au conflit.
La question de l’influence de TikTok dans le monde mérite une analyse approfondie, et, dans ces mêmes pages, j’ai déjà dénoncé les risques de cet outil sur la santé mentale des adolescents, mais lancer une polémique en exagérant une tendance obéit aux mêmes ressorts que ceux qu’on prétend justement dénoncer. D’ailleurs, l’affaire de la Lettre à l’Amérique a été partagée sur X par des personnes qui ne sont elles-mêmes pas utilisatrices de TikTok, mais en consomment des extraits des contenus les plus controversés.
Robin Rivaton est directeur général de Stonal et membre du conseil scientifique de la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol)
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