Les forces de l’opposition armée syrienne – dominées par le groupe Hay’at Tahrir al-Cham (HTC) sont entrées à Alep trois jours seulement après le début de leur offensive surprise. Une première depuis la reprise de la ville par les forces gouvernementales en 2016. L’attaque, lancée mercredi, a ravivé un conflit que l’on disait « gelé » depuis plusieurs années et interroge sur l’avenir du régime de Bachar el-Assad, plus faible que jamais. Retour en quatre points sur un bouleversement qui pourrait fondamentalement rebattre les cartes, à l’échelle locale mais aussi régionale.
1- Qui est HTC ?
Les rebelles syriens sont constitués de différentes forces d’opposition au régime Assad, mais au gré du temps, HTC s’est imposé comme le principal groupe en leur sein, combattant d’ailleurs, à ses débuts, certaines factions beaucoup plus modérées. HTC consiste en une coalition de groupes insurgés islamistes sunnites basés dans le nord de la Syrie, issus de Jabhat al-Nosra (Front Al-Nosra), l’ancienne branche d’el-Qaëda en Syrie. Au cours des premières années de l’insurrection syrienne, les luttes intestines entre le Front al-Nosra, l’Etat islamique et les factions alignées sur ces groupes ont conduit certains dirigeants à changer d’allégeance.
Dans ces circonstances, le chef du Front al-Nosra, Abou Mohammad al-Jolani, a rompu avec el-Qaëda en 2016 en raison de désaccords stratégiques. Plus tard, en 2017, le Front al-Nosra a fusionné avec d’autres groupes anti-régime dans le nord-ouest de la Syrie pour établir le HTC. Celui-ci a ensuite formé le Gouvernement syrien du salut, doté de dix ministères, pour gouverner son territoire.
Si HTC s’est distingué au cours de ces longues années de guerre par des attentats meurtriers et des crimes contre les civils – notamment les minorités religieuses – ainsi que par une vision extrêmement conservatrice de la société, il a tenté d’assagir son image en luttant dans la province d’Idleb contre plusieurs groupes extrémistes. L’expérience de la gouvernance semble en outre l’avoir rendu beaucoup plus pragmatique, bien qu’il ait multiplié les exactions contre ses opposants. Il s’est doté d’une police, est en capacité de fournir des services, notamment dans le domaine de la santé et a beaucoup investi dans son développement militaire. Il a en outre multiplié les signes d’ouverture vis-à-vis des minorités religieuses (en particulier chrétienne et druze) pour donner des gages aux puissances occidentales et obtenir le retrait de son nom de la liste des organisations terroristes. En septembre 2022, pour la première fois en une décennie, une cérémonie en l’honneur de Sainte Anne a pu avoir lieu dans l’église arménienne d’al-Yacoubiyah, dans la campagne de Jisr al-Shugur, à l’ouest d’Idleb. Cette communication à destination des minorités religieuses se retrouve aujourd’hui dans la stratégie déployée par HTC dans le cadre de son offensive.
2 – Comment expliquer la percée des rebelles ?
L’offensive en cours se prépare depuis des mois – peut-être des années – mais elle bénéficie actuellement de l’affaiblissement des deux parrains principaux du régime Assad, à savoir la Russie embourbée en Ukraine et l’axe iranien sérieusement mis à mal par Israël. Au Liban, l’Etat hébreu a considérablement fragilisé le Hezbollah. Certes, il est difficile aujourd’hui de confirmer l’ampleur exacte de la destruction de son arsenal militaire. Mais sa chaîne de commandement a été décimée et sa seule bouée de sauvetage pour se reconstruire est la Syrie, là où il a participé à la guerre civile en appuyant militairement le régime syrien, officiellement dès 2013. S’il conserve dans le pays plusieurs places fortes qui lui ont permis de tenir certaines zones du territoire pour le régime, Israël a démontré au cours de ces dernières années qu’il peut intervenir quand il veut sur le terrain syrien pour éliminer des commandants iraniens ou affiliés à l’axe iranien et attaquer les intérêts de Téhéran dans le pays. Plusieurs éléments semblent en outre indiquer que Tel-Aviv veut poursuivre le Hezbollah où qu’il se trouve, en témoignent, entre autres, les différentes frappes qui ont touché le sud du Liban depuis l’entrée en vigueur du cessez-le-feu mercredi dernier.
C’est donc dans ce contexte hautement périlleux pour le régime syrien qu’intervient l’offensive de HTC. Celle-ci bénéficie également de la faillite de l’Etat syrien. Ainsi que le formule Jihad Yazigi, le rédacteur en chef du Syria Report, sur le réseau social X : « Ce qui s’est passé cette semaine à Alep est à l’intersection de tendances de long terme, de court terme et de la géopolitique […]. Pour quiconque a sérieusement suivi la Syrie ces dernières années, la chose la moins surprenante est l’état d’effondrement du moral et des capacités de l’armée syrienne. La même chose s’applique à toutes les institutions de l’État syrien. Ce qui était plus difficile à prévoir, c’était le moment et le fait que la Turquie était d’accord pour mettre fin à l’accord tacite qu’elle avait conclu avec les Russes sur la gestion des tensions dans la région. Le timing reflète l’affaiblissement du Hezbollah et de l’Iran ».
Les images qui nous parviennent depuis quelques jours de Syrie sont éloquentes et montrent des rebelles en train d’abattre des statues de Hafez el-Assad et de Bachar el-Assad ainsi que la prise de bâtiments officiels et de prisons, avec, également, la libération de centaines de prisonniers.
Entre l’effondrement économique, la montée en puissance de milices affiliées à l’Iran et les divisions internes au sein du pouvoir, celui-ci était déjà gravement affaibli. A l’inverse, les rebelles syriens paraissent, de leur côté, « plus disciplinés et unis que jamais », ainsi que l’écrit le spécialiste de la Syrie Hassan Hassan dans un article du Telegraph publié vendredi. « Les forces d’opposition sont devenues une machine militaire bien organisée, mieux équipée pour soutenir une long combat. Ironiquement, le régime semble désormais plus fragmenté et chaotique que les rebelles qu’il considérait autrefois comme des insurgés désorganisés ».
3 – Qu’en est-il des acteurs externes ?
C’est la grande question. Les regards se tournent d’abord bien évidemment vers la Turquie. HTC est appuyé par Ankara et il est difficile d’imaginer une telle offensive sans, a minima, un feu vert tacite de sa part. Comme le rappelait L’Orient-Le Jour récemment, la première réaction officielle de la Turquie vendredi appelait à mettre un terme aux attaques sur la région d’Idleb, un tacle à destination de Moscou et de Damas qui multipliaient depuis mercredi les raids intensifs en représailles à l’avancée de HTC. Dans le même temps, certaines sources affirment qu’Ankara craindrait que l’offensive en cours conduise à une escalade incontrôlée dans une région déjà à feu et à sang. Mais de fait, la Turquie pourrait profiter de cette offensive à deux niveaux : Revenir d’une part aux frontières prévues par les accords de désescalade d’Idleb conclus entre Ankara, Moscou et Téhéran en 2019 et violés par le régime Assad et ses alliés malgré le cessez-le-feu russo-turc de mars 2020 ; étendre les territoires syriens sous son influence afin d’affaiblir le YPG kurde qui domine au sein des Forces démocratiques syriennes – soutenues par Washington – mais perçu par Ankara comme une branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), classé terroriste. D’après le journaliste syrien Abdullah Almousa, « la bataille en cours prend en compte les intérêts de la Turquie, mais n’est pas menée par la Turquie […] ». Celle-ci « ne s’y oppose pas, mais en même temps, elle ne la soutient pas. L’artillerie turque n’est pas intervenue et il n’y a pas d’armes ni de munitions turques pour les factions, comme cela s’est produit lors de la bataille pour lever le siège d’Alep en 2016. »
Le timing interroge d’autant plus qu’Ankara tentait depuis quelque temps d’amorcer un processus de normalisation de ses relations avec le régime Assad, sous la houlette russe, pour des raisons à la fois de politique interne et de géopolitique. Mais la demande de l’établissement d’un cadre de discussions entre le régime et l’opposition s’est heurtée au refus de Damas.
La partition russe pour sa part manque également de clarté. Ces derniers jours, de nombreuses rumeurs affirmaient que Bachar el-Assad se trouvait à Moscou pour discuter avec Vladimir Poutine. Mais pour l’heure, elles n’ont pas été confirmées. Interrogé vendredi par Reuters, le porte-parole du Kremlin Dmitry Peskov déclarait que l’offensive de HTC relevait d’une « attaque contre la souveraineté syrienne » et que Moscou était « favorable à ce que les autorités syriennes mettent de l’ordre dans la région et rétablissent l’ordre constitutionnel le plus rapidement possible », ajoutant ne « rien avoir à dire » concernant l’éventuelle voyage de Bachar el-Assad en Russie. Pour Moscou, l’offensive des rebelles n’arrive vraiment pas à point nommé. Exténuée par la guerre en Ukraine, la Russie ne semble pas en mesure de redéployer des troupes en Syrie et pourrait d’abord chercher à sauvegarder ces intérêts : protéger ses bases navales le long de la Méditerranée d’une part ; assurer la sécurité de certaines zones stratégiques. Signe intéressant, un communiqué des forces de l’opposition semble indirectement tendre la main à Moscou en l’appelant à « découpler ses intérêts de ceux du régime Assad et de ses affiliés », ajoutant que le « peuple syrien cherche à établir des relations positives fondées sur le respect mutuel et les intérêts partagés avec tous les pays dans le monde » et qu’en ce sens, elles « perçoivent la Russie comme un partenaire potentiel dans la construction d’un meilleur avenir pour une Syrie libre ». Samedi, plusieurs sources semblaient souligner un retrait russe des bases de Moscou dans les provinces d’Alep, de Hama et de Deir Ez-Zor.
L’Iran de son côté est affaibli par une campagne israélienne sans précédent. La république islamique vit dans la crainte d’un élargissement jusqu’à son propre territoire de la guerre que lui mène l’Etat hébreu sur ses terrains d’influence. Mais Téhéran ne peut pas abandonner le régime à lui-même. Son intervention massive en Syrie à l’orée du soulèvement syrien (mars 2011) était animée par la perception que la chute du régime relevait d’une menace quasi-existentielle pour lui. S’il ne semble pas en mesure aujourd’hui de contrer l’avancée des rebelles, il pourrait diriger ses efforts vers la consolidation de corridors clés à ses yeux.
Étant donné le timing de l’offensive – juste après l’entrée en vigueur d’un cessez-le-feu entre Israël et le Liban – et la campagne acharnée que mène Israël à l’Iran, d’aucuns s’interrogent également sur un éventuel rôle israélo-américain dans l’offensive en cours. D’après plusieurs médias israéliens, une réunion entre le Premier ministre israélien et des chefs au sein de la défense s’est tenue pour discuter, entre autres, de la situation en Syrie. « C’est quelque chose que nous devons surveiller de près et voir comment cela se développe, a confié un responsable israélien à Ynet. « Cela ne nous affecte pas nécessairement, surtout pas à court terme, mais toute érosion de la stabilité dans un pays voisin pourrait également nous affecter ». Si la propagande syrienne dénonce de son côté la main du Mossad, il n’en reste pas moins que les forces du régime ont fui sans grande résistance et que le lien avec Israël est, pour l’heure, fragile.
4 – Quelles implications pour Assad ?
Le régime Assad est aujourd’hui plus faible que jamais. Il ne peut ni compter sur l’Iran, ni sur la Russie, les deux acteurs clés qui lui ont permis de sauver sa peau. En 2016, la chute d’Alep au mains du régime consacrait le début de sa véritable reconquête territoriale. Le symbole suprême. Il y a deux ans, le dictateur syrien faisait son retour dans le concert des nations arabes, grâce, notamment, à Abou Dhabi. Mais depuis le 7 octobre, ses gains diplomatiques sont sérieusement mis à mal. Alors qu’existe entre la Syrie et Israël un accord tacite de longue date qui les érige réciproquement en « meilleurs ennemis », la campagne militaire israélienne contre Téhéran menace également Assad. Non pas que Tel-Aviv lui soit en principe opposé. Mais il lui assène le message suivant : « Si tu bouges, gare-à-toi ». Et depuis le 7 octobre, Bachar el-Assad s’est soigneusement tenu à l’écart de l’axe iranien et de l’unité des fronts imposée par Téhéran à ses affidés dans la région. Mais s’il cherche à s’extraire du giron iranien pour rejoindre le giron arabe, sa marge de manœuvre est réduite et il se trouvait jusqu’ici particulièrement dépendant des milices iraniennes pour tenir des portions considérables du territoire.
Désormais, trois questions principales se posent : jusqu’où peuvent aller les rebelles ? Les localités syriennes tombent les unes après les autres et l’offensive se poursuit toujours. Quelle sera la stratégie des Forces démocratiques syriennes dominées par le YPG kurde dont les relations avec les rebelles syriens sont exécrables? Et, surtout, quelle sera la politique du vainqueur des élections présidentielles américaines, Donald Trump, sur le dossier syrien, lui dont la vision des affaires étrangères est avant tout transactionnelle et imprévisible ?
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