Rarement livre n’a autant pesé sur l’histoire contemporaine. Il est de ceux qui ont changé la face du monde en fissurant définitivement l’image de l’URSS et, in fine, en contribuant à sa chute. Un demi-siècle après sa publication le 28 décembre 1973 à Paris (où le manuscrit est parvenu clandestinement sous forme de microfilms), on imagine difficilement le phénomène que représente, à sa sortie, L’Archipel du goulag, œuvre majuscule d’Alexandre Soljenitsyne qui traite du système carcéral et de travail forcé en Union soviétique.
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« Ce fut comme une avalanche, ou plutôt comme le cri qui déclenche l’avalanche », se souvient l’historien spécialiste du monde russe George Nivat, au sujet du choc qui s’ensuit alors, tout particulièrement en France, où la mansuétude vis-à-vis de la terreur soviétique se faisait sentir plus que partout ailleurs, y compris en Italie. Dans les journaux, en famille, à Saint-Germain-des-Prés, au sein des partis politiques, à la radio et la télévision, L’Archipel du goulag fait l’objet d’une multitude de débats. « Ce n’était pas le premier livre sur l’univers concentrationnaire soviétique, mais c’était le plus global, observe l’ancien député (Les Républicains) Hervé Mariton, spécialiste de Soljenitsyne et russophone. La richesse de cet ouvrage vient de ce qu’il est à la fois un recueil de témoignages, d’une analyse du système totalitaire et d’une méditation à valeur universelle sur l’âme humaine face au mal. »
Dans le Paris des années 1970, cet « essai d’investigation littéraire », comme le définit l’auteur, n’est pas toujours le bienvenu. Si, à droite, L’Archipel valide ce que l’on sait déjà de l’URSS, la gauche, elle, est gênée aux entournures. En plein processus d’union de la gauche, un large pan du Parti socialiste craint de heurter la sensibilité des communistes du PCF. Alignés sur l’URSS, ceux-ci pèsent électoralement presque autant que François Mitterrand et ses partisans. Le secrétaire général du PCF Georges Marchais attaque d’ailleurs Soljenitsyne sans guère être contredit.
« Soljenitsyne met les Russes face à leur histoire »
« L’idée qu’il ne devait pas y avoir d’ennemis à gauche prévalait sur le reste, pointe Hervé Mariton. On a pu observer la même chose au sein de la Nupes, entre le Parti socialiste et La France insoumise. » S’ajoute à cela un vif antiaméricanisme qui, à l’époque, protège l’URSS comme, dans une moindre mesure, il protège Vladimir Poutine aujourd’hui. A la veille du Nouvel An 1974, la première édition de L’Archipel est d’ailleurs imprimée à l’insu des ouvriers du syndicat du Livre CGT (communiste) de peur qu’ils n’en bloquent la parution. « Mais, en définitive, reprend Georges Nivat, L’Archipel aura ouvert les yeux de beaucoup de monde, dont ceux de Bernard-Henri Lévy ou de Philippe Sollers. »
Depuis cinquante ans, les publications successives de L’Archipel sont une aventure franco-russe. Achevé en Estonie en 1968 dans une ferme de la république soviétique d’Estonie, le manuscrit est envoyé clandestinement en France à partir de 1971, par fragments, sous forme de microfilms. Les passeurs chargés de cette délicate mission sont dénommés « les invisibles ». Fin 1973, l’un d’eux est arrêté à Moscou par le KGB. Et torturé. Alerté, Soljenitsyne donne alors instruction à ses contacts parisiens de publier le tome I en russe. L’imprimeur, Daniel Berserniak, est un parent du scénariste d’Astérix René Goscinny !
La première de L’Archipel parait juste avant le Nouvel an 1974 en langue russe chez YMCA-Press, éditeur situé sur la montagne Sainte-Geneviève dans le 5e arrondissement de Paris. Une plaque commémorative sera bientôt fixée sur la façade de l’immeuble. Le tome II paraît peu après, début 1974, tout comme la traduction française des deux volumes aux éditions du Seuil. Les droits de L’Archipel appartiennent aujourd’hui à Fayard qui vient de publier une édition commentée(1) avec des morceaux choisis par l’historien Georges Nivat.
« Ce livre majeur reste pertinent à l’heure des massacres russes en Ukraine, en Israël par le Hamas ou de Palestiniens à Gaza, dit ce dernier. Car il pose une question fondamentale : comment certains hommes en arrivent-ils à quitter le genre humain pour devenir des bourreaux ? » L’Archipel évoque aussi l’élévation morale et la force des individus confrontés au mal. « Soljenitsyne met les Russes face à leur histoire et il nous permet, à nous, Occidentaux, de la comprendre », estime pour sa part Mariton. Il ajoute : « Certes, Soljenitsyne était nationaliste. Mais, en dépit de sa récupération par Poutine, il n’était pas slavophile ni antisémite. Au contraire, l’écrivain admire l’héroïsme balte, le nationalisme ukrainien et met en valeur des personnages juifs. » Et si le Prix Nobel de littérature 1970 juge que les destins de la Russie et de l’Ukraine sont liés, il déclare aussi qu’il interdirait à ses fils de combattre en cas de guerre contre ce dernier pays.
Bien avant sa publication en Russie dans les années 1990, Natalia Turine, une éditrice franco-russe installée à Paris, se souvient avoir lu L’Archipel sous forme de samizdat (manuscrit clandestin). « On le lisait parce qu’il était interdit. Or ce livre, génial, a encore beaucoup de choses à nous dire, aux Occidentaux comme aux Russes. Voilà pourquoi il faut l’interdire, lance la patronne iconoclaste de Louison Editions. Le meilleur moyen pour que les Russes s’y replongent, c’est de le censurer. »
(1) L’Archipel du Goulag, cinquante ans après, 1973-2023 (sous la direction de Georges Nivat), par Alexandre Soljenitsyne (Fayard), 30 euros.
Quelques dates
1945 Soljenitsyne condamné à huit ans de camp de travail.
1973 Parution à Paris de L’Archipel du goulag.
1974 Expulsé d’URSS (retour en 1994).
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