Les parapluies d’Islamabad
L’Arabie saoudite s’appuie davantage sur le Pakistan pour contrer les velléités iraniennes, analyse Gil Mihaely
Gil Mihaely
Riyad et Islamabad ont scellé un accord militaire stipulant qu’«une attaque contre l’un des deux pays sera considérée comme une attaque contre les deux». Le Pakistan disposerait aujourd’hui de 160 à 170 ogives nucléaires.
Lorsque, le 17 septembre 2025, Islamabad et Riyad ont annoncé leur pacte de défense mutuelle, la réaction internationale a été immédiate. Derrière les formules convenues d’« amitié fraternelle » et de « coopération stratégique », l’ombre de l’arme nucléaire s’est imposée. Depuis plusieurs décennies, l’Arabie saoudite est soupçonnée d’avoir financé en partie le programme atomique pakistanais, et voici que la perspective d’un « parapluie nucléaire » s’esquisse, au moment où l’Iran affiche un enrichissement d’uranium toujours plus avancé et où Israël semble plus déterminé que jamais à refaçonner la région. Et surtout, lorsque la garantie américaine, vieille de quatre-vingts ans, perd de sa fiabilité…
Quelle effectivité ?
Mais que signifie, concrètement, un tel « parapluie » ? La question suppose d’abord d’évaluer la réalité des moyens dont dispose le Pakistan. À la différence des grandes puissances nucléaires, Islamabad dispose d’un arsenal significatif mais limité, moderne mais vulnérable, et contraint par les équilibres régionaux.
Selon les estimations récentes, le Pakistan posséderait environ 160 à 170 têtes nucléaires. Ce stock, conséquent à l’échelle régionale, repose sur plusieurs familles de vecteurs, notamment les missiles balistiques terrestres de la série Shaheen, les missiles à moyenne portée capables d’atteindre le territoire indien ou iranien, et certains vecteurs adaptés pour frapper des cibles régionales. Cette diversité confère au pays une marge de manœuvre opérationnelle, mais il n’est pas extensible à l’infini. Toute extension de la dissuasion à un allié nécessiterait de repenser l’équilibre interne structuré autour de la rivalité avec l’Inde.
Dès lors, la crédibilité d’un parapluie nucléaire ne se mesure pas uniquement au nombre de têtes disponibles ; elle dépend surtout de la posture opérationnelle : l’état de préparation des forces, le degré d’alerte du commandement, la capacité à projeter rapidement des moyens et à menacer des cibles stratégiques précises. Sans ces éléments, une promesse politique resterait vulnérable au soupçon d’ineffectivité.
Étendre la dissuasion à un tiers impose de revisiter en profondeur la doctrine pakistanaise. Elle devrait intégrer de nouveaux scénarios et préciser de nouvelles conditions d’emploi de l’arme nucléaire au profit d’un allié. Cela soulève la question de la chaîne de décision: qui, du Premier ministre, du chef d’état-major ou du commandement nucléaire, serait en droit d’autoriser une frappe destinée à protéger Riyad ? La question de la « double clé », autrement dit du partage de l’autorisation ultime de tir, serait politiquement explosive.
Au plan technique, un parapluie crédible suppose l’établissement de canaux sécurisés, comparables à ceux de l’OTAN, avec codes d’authentification et procédures d’activation conjointe. Il exigerait aussi des mesures de sécurité physique pour tout prépositionnement éventuel. Enfin, l’efficacité d’un tel dispositif ne pourrait être garantie qu’au prix d’exercices conjoints réguliers. Ces ajustements, complexes et coûteux, multiplient les vulnérabilités : fuites, erreurs humaines, tensions internes.
Les chancelleries occidentales inquiètes
À court terme, une garantie politique pourrait être donnée en quelques jours ou semaines. Elle coûterait peu sur le plan financier, mais beaucoup sur le plan diplomatique, car elle placerait immédiatement Islamabad dans la ligne de mire des chancelleries occidentales et des instances internationales.
Une posture crédible demanderait davantage de temps. Il faudrait négocier les détails techniques, installer des liaisons de commandement, organiser des exercices conjoints et éventuellement prépositionner des moyens logistiques.
Enfin, le scénario du transfert matériel (ogives ou systèmes de livraison) en Arabie saoudite serait long et coûteux. Sa mise en place nécessiterait plusieurs mois, voire plusieurs années. Le prix à payer ne se mesurerait pas seulement en dépenses logistiques ou sécuritaires, mais aussi en conséquences économiques et politiques. Comme le rappelle le Washington Institute, le coût véritable d’un parapluie nucléaire pakistanais n’est pas technique mais systémique, et réside dans le bouleversement des équilibres géopolitiques et économiques que cette décision entraînerait.
Étendre la dissuasion à Riyad signifierait non seulement partager une partie de son outil nucléaire, mais aussi assumer les conséquences d’une confrontation élargie avec l’Iran, d’une crispation accrue avec l’Inde et d’un isolement probable sur la scène internationale. Plus qu’une démonstration de puissance, ce parapluie serait une fuite en avant dont Islamabad et Riyad ne maîtriseraient pas toutes les retombées.
L’Arabie saoudite, quant à elle, peut trouver dans cette option une solution à la principale menace: l’Iran. Depuis 1979 et la révolution islamiste, les deux pays mènent une guerre larvée pour l’hégémonie du monde musulman. Pour les Saoud, le défi lancé par Khamenei est une question de légitimité et donc de survie politique. C’est au nom de principes religieux que le grand-père du prince héritier Mohamed ben Salmane a détrôné les Hachémites, pourtant issus en ligne directe de la famille du Prophète, de leur rôle de gardiens de La Mecque et de Médine. C’est en voulant se protéger que les Saoud se sont lancés dans une surenchère de radicalisation islamiste face aux mollahs, y compris en soutenant l’islamisation du Pakistan menée par le général Zia ul-Haq.
Riyad pourrait donc se réjouir de voir son rival iranien confronté à une menace directe, mais le parapluie nucléaire protège autant qu’il attire le feu. En s’adossant au Pakistan, Riyad deviendrait une cible prioritaire pour Téhéran, qui pourrait multiplier les frappes de missiles, l’usage de drones ou l’action de ses supplétifs régionaux. Un conflit régional limité risquerait de se transformer en affrontement direct, avec un Pakistan aspiré dans une guerre qui n’est pas la sienne. Les Houthis, déjà capables de menacer les installations pétrolières saoudiennes, trouveraient un prétexte pour intensifier leurs opérations. Enfin, la relation avec l’Inde, partenaire économique majeur du Golfe, serait fragilisée: New Delhi pourrait interpréter cette extension de la dissuasion pakistanaise comme une provocation.
La tentation est grande pour les deux capitales de trouver, dans l’atome pakistanais, un raccourci stratégique. Mais ce raccourci mène droit dans un labyrinthe d’incertitudes politiques, militaires, diplomatiques et économiques. La dissuasion étendue peut fonctionner lorsqu’elle repose sur une puissance dominante disposant d’un réseau d’alliances et d’une économie capable d’absorber les chocs. Le Pakistan n’a ni la marge de manœuvre économique des États-Unis, ni la capacité diplomatique de l’OTAN. Nous assistons donc à une expérimentation grandeur nature de la géopolitique d’un monde multipolaire.
Source: causeur.fr
Sur cette photo officielle, le Premier ministre pakistanais Shehbaz Sharif, à gauche, étreint le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Salmane, après la signature d’un pacte de défense conjoint à Riyad, en Arabie saoudite, le mercredi 17 septembre 2025 © Saudi Press Agency/AP/SIPA
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