Un îlot de stabilité au cœur d’une région troublée. C’est ainsi que l’on présente souvent la Jordanie, un royaume hermétique aux secousses régionales –tant sur le plan intérieur qu’extérieur– qui traversent le Moyen-Orient depuis la vague des «printemps arabes» en 2011. Mais cette représentation correspond-elle seulement aux dynamiques politiques en cours dans le pays de l’iris noir?
Entre sa dépendance aux aides internationales, une pression démographique accrue et l’incommode jeu d’équilibriste auquel se livre le royaume hachémite –du nom de la dynastie à la tête du pays depuis 1921– la Jordanie s’incarne en rescapée géopolitique du Moyen-Orient, confrontée à d’importants défis politiques, sociaux et stratégiques.
Une politique de la contrainte
Longtemps, la Jordanie a pu se targuer d’être, avec l’Égypte, l’un des deux seuls pays de l’espace arabo-musulman à entretenir des relations diplomatiques avec Israël. Cette singularité lui a conféré un rôle-clé dans le dialogue entre les entités palestiniennes et les dirigeants israéliens.
Le 26 octobre 1994, lorsqu’Amman et Tel-Aviv ont signé le traité de paix israélo-jordanien (nommé accords de Wadi Araba), le roi de Jordanie Hussein –avant que son fils Abdallah II ne lui succède à sa mort à partir de 1999– s’est heurté à une réalité implacable. Son pays ne dispose d’aucune ressource lui permettant de s’affirmer comme une puissance économique régionale. Pour survivre, la dynastie hachémite devait conclure cet accord, dans le prolongement du processus de paix amorcé en septembre 1993 entre l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et le gouvernement israélien de Yitzhak Rabin, lors des accords d’Oslo.
L’État hébreu, grâce à ses infrastructures et ses ressources, est en mesure d’approvisionner son voisin en eau, une ressource dont la Jordanie manque cruellement. En effet, la demande y dépasse largement l’offre disponible. Chaque année, ce sont près de 50 millions de mètres cubes d’eau que Tel-Aviv transfère à son voisin. Au Moyen-Orient, les enjeux liés à l’eau sont capitaux. Et Israël détient une bonne partie des cartes.
«La Jordanie constitue un isolat géopolitique, dépendant des aides extérieures. Cela relève presque d’une problématique existentielle.»
Parallèlement, les conflits ayant secoué la seconde moitié du XXe siècle ont révélé une réalité impitoyable pour les adversaires de Tel-Aviv. Israël possède une puissance militaire incomparable et bénéficie du soutien inébranlable des États-Unis. Face à ce déséquilibre des forces, la Jordanie a opté pour le pragmatisme. La conjugaison d’une supériorité économique et militaire israélienne force l’inclination politique du royaume hachémite, indéniablement.
Les États-Unis sont le principal soutien diplomatique, politique et économique d’Israël, c’est un fait connu. Mais la superpuissance nord-américaine est aussi un allié-clé de la Jordanie. Chaque année, Amman reçoit près de 750 millions de dollars d’aide économique de la part de Washington, auxquels s’ajoutent 350 millions de dollars d’assistance militaire. Plus qu’un simple soutien, cette aide est vitale et rend toute confrontation avec l’un de ses principaux créanciers inenvisageable. Dans ces conditions, Donald Trump n’a pas hésité à menacer de suspendre cette assistance si la Jordanie persistait à refuser d’accueillir des populations palestiniennes en provenance de la bande de Gaza. Pour les États-Unis, c’est aussi l’assurance de pouvoir stationner quelque 3.000 militaires américains au sein du royaume, à proximité des zones conflictuelles.
Il est vrai que la Jordanie conserve bien un prestige symbolique grâce à son rôle dans la gestion des lieux saints de Jérusalem, renforcé par les accords de 1994 avec Israël. Cependant, cet atout, symboliquement fort, ne lui confère aucun véritable ascendant stratégique au Moyen-Orient. Prise en étau entre sa dépendance vitale aux aides occidentales et la nécessité d’entretenir des relations pragmatiques avec Israël, la Jordanie produit une politique contrainte.
Si son alignement est dicté par la survie plus que par ses choix, Amman ne peut se permettre ni confrontation ni rupture. David Rigoulet-Roze, docteur en sciences politiques, enseignant et chercheur à l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS) et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), insiste sur ce point: «La Jordanie constitue un isolat géopolitique, dépendant des aides extérieures. Cela relève presque d’une problématique existentielle.»
Sur le plan national, un reflet régional
Si la politique étrangère de la Jordanie est dictée par des impératifs géopolitiques, elle se heurte néanmoins à l’opposition grandissante d’une population de plus en plus consciente des contradictions entre les intérêts nationaux et la cause palestinienne. «Parler de stabilité pour la Jordanie, c’est sans doute excessif, appuie David Rigoulet-Roze. Il y a comme un effet d’optique: nous observons plutôt la stabilité apparente d’un État intrinsèquement fragile. C’est pour cette raison que le royaume hachémite pourrait à certains égards être considéré comme un survivant géopolitique au Moyen-Orient.»
Selon l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (Unrwa), près de 2,4 millions de Palestiniens vivent dans des camps de réfugiés à travers le pays. Or, cette pression démographique ne s’est pas accompagnée d’un essor économique. Le taux de chômage a atteint 21,4%, selon un rapport de la direction générale du Trésor française.
De plus, sans discontinuer depuis maintenant plus d’une décennie, la Jordanie est sous programme d’aide du Fonds monétaire international (FMI), avec un nouvel accord de quatre ans entériné en janvier 2024, pour un montant de 1,2 milliard de dollars. Le pays d’Asie occidentale semble porter en son sein les stigmates des crises successives qui traversent le Moyen-Orient depuis les «printemps arabes», entravant la bonne santé économique du royaume. L’équilibre apparaît bien précaire.
Le dernier scrutin en date dans le pays, les élections législatives de septembre 2024, a fait état de dissensions au sein de la population jordanienne. Le Front d’action islamique (FAI), la branche politique des Frères musulmans fondée en 1992 en Jordanie, a réalisé une percée significative en remportant trente-et-un sièges lors du renouvellement de la Chambre des représentants, dont les prérogatives sont toutefois limitées. La chambre basse du Parlement jordanien reste toutefois dominée par des partis fidèles au monarque Abdallah II et cette évolution traduit davantage l’exaspération d’une partie de la population face aux massacres israéliens dans la bande de Gaza, conséquences de la riposte militaire d’Israël aux attaques du Hamas (lui aussi affilié politiquement aux Frères musulmans en Palestine), survenues le 7 octobre 2023.
«La Jordanie est contrainte, comme prise en étau, sans réelle marge de manœuvre. L’analyse de la situation n’incite pas nécessairement à l’optimisme, compte tenu d’un contexte d’urgence.»
Les conséquences politiques de la percée du parti politique islamiste jordanien sont pour le moment limitées, mais ceci sonne comme un avertissement. Sans aucun doute, ses voisins vont suivre avec intérêt l’évolution de la situation dans les mois à venir, la Jordanie ayant jusqu’alors réussi à contenir la colère populaire au prix de mesures nécessaires. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ne verraient que d’un très mauvais œil une «frérisation» de la vie politique du royaume.
L’identité palestinienne, variable politique historique
La montée des manifestations organisées par le Front d’action islamique dénonçant les massacres dans la bande de Gaza met en exergue les frictions de la variable palestinienne au sein de la société jordanienne. Le royaume hachémite se trouve au cœur d’un dilemme politique. L’ambivalence du pouvoir vis-à-vis de la cause palestinienne suscite des tensions internes qui ne sont pas sans rappeler les événements de Septembre noir, en 1970, avec l’expulsion des organisations palestiniennes et le rasage d’une partie des camps abritant les rescapés des exodes palestiniens de la Nakba de 1948 et de la Naksa en 1967.
Une coercition d’autant plus forte qu’Israël considère depuis longtemps la Jordanie comme le véritable État des Palestiniens, où près de 60% de la population est d’origine palestinienne. À commencer par la reine Rania al-Yassin, épouse d’Abdallah II, dont les déclarations –comme en octobre 2023, lorsqu’elle a dénoncé sur CNN un «deux poids, deux mesures» des pays occidentaux vis-à-vis du conflit Israël-Hamas– canalisent un peu la colère de l’opinion publique, malgré toute son impuissance.
Soyons clair, la Jordanie n’est pas une poudrière, mais son obsession pour son équilibre se heurte aux faits géopolitiques. L’image d’un îlot de stabilité semble aujourd’hui dépassée. «La Jordanie est contrainte, comme prise en étau, sans réelle marge de manœuvre. L’analyse de la situation n’incite pas nécessairement à l’optimisme, compte tenu d’un contexte d’urgence», souffle David Rigoulet-Roze. Obnubilé par sa quête de constance et de principes, le royaume pourrait ne pas sortir indemne de cette course à la cohérence.
Les personnes d’origine palestinienne sont aujourd’hui majoritaires dans la société en Jordanie. Cette réalité démographique exacerbe les tensions, notamment lorsqu’en avril puis en octobre 2024, Amman a participé deux fois à l’interception de drones et missiles balistiques iraniens destinés à l’État hébreu et ayant traversé l’espace aérien jordanien. L’événement a déclenché l’incompréhension, à laquelle s’ajoutent des manifestations d’ampleur réclamant l’annulation des accords de Wadi Araba.
Le pouvoir jordanien n’a répondu que par une répression accrue. En avril 2024, l’ONG Amnesty International faisait été d’au moins 1.500 personnes arrêtées depuis le 7 octobre 2023, au cours des rassemblements initiés par le Front d’action islamique. Soucieux de préserver son équilibre, la dynastie hachémite est rattrapée par son histoire intrinsèquement liée à la cause palestinienne, sans la possibilité de détourner le regard d’un fait social implacable.
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