Rambert Nicolas, La conscience de Staline. Kojève et la philosophie russe. Gallimard, 2025
Nous avons entre les mains un essai fort intéressant sur la philosophie religieuse russe que l’Occident a tendance à négliger, voire à ignorer entièrement. C’est aussi une problématique qui continue d’ avoir des conséquences actuelles puisqu’il est question de la Russie qu’on n’a pas tenté, malgré tout, d’enraciner dans le giron occidental.
La question se pose aujourd’hui : Entre 1917 et 1922 on aurait peut-être pu retenir la Russie dans un cadre européen au lieu de la repousser, plus tard dans les bras de la Chine, par exemple.
C’est la même erreur que l’Europe est en train de commettre pour la seconde fois On pourrait dresser la liste des occasions manquées d’intégrer au sein de l’Union Européenne ce peuple européen qu’est le peuple russe. On ne l’a pas fait, même à une date très récente et cela aurait transformé le paysage politique de fond en comble….
Mais il ne faut pas s, par ailleurs, sous-estimer les différences entre la Russie et l’Occident, notamment la tendance religieuse de la pensée russe. Mais selon l’auteur, les puissances de l’Ouest n’ont pas déployé de gros efforts pour arrimer la Russie au bloc européen libre. Cela aurait modifié l’image de notre continent et imprimé une autre direction à lhistoire.
Le sous-titre est volontairement provoquant, la conscience de Staline… L’auteur s’interroge sur les intentions profondes du dictateur qui voulait se servir des intellectuels russes de son temps afin de neutraliser par avance toute source de contestation C ’est une approche du monde et la place octroyée à l’activité humaine qui séparent la pensée russe de la philosophie occidentale. Il y a cette centralité de la mort qui a fait dire que l’homme qui n’a pas éprouvé l’angoisse e la m mort ignore que le monde qui lui est donné lui est fondamentalement hostile et qu’il cherche à le détruire. Il est vrai que la texture des œuvres des grands romanciers eusses s’attache à des problématiques qui accordent une grande importance , au moins en apparence, à ce qu’il faut bien nommer du nihilisme, de l’aboulie, une capacité amoindrie de la volonté. Les héros, tels des héros tragiques, sont très préoccupés par la fugacité de leur existence et même de l’existence en général ; et aussi, c’est la centralité de la mort qui nous fait face. Quand vous lisez attentivement les romans de Dostoïevski, par exemple, vous vous rendez compte qu’on n’y parle pas de l’adventicité de l’univers, les oppositions de l’être et du néant, mais plutôt de la chance ou la malchance d’être bien né ou, au contraire, être mal venu. La philosophie occidentale ne se préoccupe pas de notions comme le destin,, la providence divine collective ou individuelle ; en revanche, la pensée russe ne parvient pas à se défaire du halo de pessimisme qui l’entoure… Toute l’énergie des penseurs , tant chrétiens que juifs, s’est canalisée afin de donner un sens à l’existence. C’est le sens ultime de la spéculation philosophique qui cherche à densifier le dessein divin. Là où les Russes concentrent leur attention sur l’expérience de la mort et de de ce qu’elle inspire, les philosophes occidentaux ont parlé de la vie dans l’au-delà et de l’immortalité de l’âme. Il existe une forte disparité entre ces deux systèmes de pensée. Et cela explique bien des choses.
L’arme humaine, ses passions et ses tourments ont constitué l’essentiel de la littérature russe se, sans prendre une tournure proche de la spéculation occidentale.
L’activité philosophique est-elle un besoin universel, presque incontournable ou ne se présente t elle que comme un passe temps favori ? Les théologiens ont longtemps cherché à amoindrir la valeur de l’authenticité de l’engagement en faveur de la noétique philosophique en soulignant deux points : d’bord la philosophie est controversée au sein de ses propres tenants et ensuite on ne connait pas de martyr philosophique. Et c’est là que le bat blesse puisque Socrate est le premier martyr philosophique : un homme qui a sacrifié sa vie à ce qu’il en tire le sens Mais chez Socrate et les autres penseurs de son temps on ne trouve pas cette aboulie, ce découragement, cette atrophie de la volonté qui s’incarnent souvent dans les personnages des grands auteurs russes. Il existe donc un mystère de l’âme russe. On en trouve la trace dans les polémiques sur son authenticité : qui sert le mieux cette vérité ? Les idéologues qui ont précipité la Russie dans un socialisme artificiel et étranger à son essence ou précisément ce soi-disant mysticisme qui en serait très proche ?
Voici ce qu’on peut lire au terme des développements de l’auteur concernant Sinoviev et Kojève (1902-1968) sur le sujet qui nous occupe :
... le risque insensé de la vie, le meurtre ou la domination d’un monde à partir de la connaissance d’une humanité se partageant en mactres et en esclaves. IL faut être capable de se reconnaître par liberté et par vérité consciemment t «criminel» . Et il faut encore faire de cette variété consciente, de ce Désir meurtrier le Désir de reconnaissance, les fondements spirituels de notre conscience la plus haute. L’homme s ‘engendre dans la négation et l’assujettissement de ses frères, cela signifie que tout homme ne peut pas naître autrement que dans le crime nu à tout le moins, la lutte sanglante en vue de la reconnaissance, toute son existence spirituelle. Dès lors, il n’ y a pas à s’en excuser et que toute sa culture, malis c’est justement ce meurtre ou cette lutte qui rend possible la dignité de l’être humain , et fier, ce qui le place au dessus des animaux et de la nature, c’est la lutte à mort pour le prestige, c’est la guerre, c’est l’asservissement qui faut naître ka travail puis la révolte , qui fait reconnaître ce dernier et à la fin des temps, le sacrilège, c’est-à-dire l’impiété de l’homme «sain d’esprit» qui affirme être Dieu, conscient et omnipotent, pus- , pourquoi pas – déifiée qui meurt sur la Croix, en absolvant ce déicide dont elle a toujours rêvé.
Comment Kojève réussit il à rétablir les droits, l’originalité ou la légitimité de la philosophie religieuse russe ? On se pose parfois des questions sur le fond de sa pensée : était-il un partisan contraint et forcé de Staline ? D’où le sous-titre du présent essai… On a longuement glosé sur les affinités de Kojève et de la philosophie allemande, notamment avec Hegel.
Mais cela pose le problème de la compatibilité de l’âme allemande (deutsche Seele) et de l’âme russe. Est il possible de discerner des affinités entre les deux, la philosophie allemande et la pensée religieuse de la Russie, telle que dessinée par Wladimir Soloviev dans Sophia, texte que je me propose de commenter dans un prochain éditorial. ?
Me reviennent en mémoire au moins deux courtes citations de Hegel qui montrent que la tache d’un tel rapprochement est plutôt ardue. « Seule la pierre est innocente», «outre conscience poursuit le meurtre d’une autre conscience». On relève cette dureté inhérente à la pensée allemande qui semble absente chez le penseur russe, même si la réflexion sur la dialectique de la mort est incontournable ici.
Maurice-Ruben Hayoun, né le 21 septembre 1950 à Agadir, est un philosophe (spécialisé dans la philosophie juive), exégète et historien français.
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