Quand la douleur envahit l’auteur

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Quand la douleur envahit l’auteur

On l’imagine derrière un clavier, tard dans la nuit, à réécrire encore et encore les mêmes scènes de feu, de peur et de courage. Eli Halifa, 60 ans, écrivain de l’ombre, est devenu la voix de ceux qui ont survécu aux pires heures d’Israël : survivants du 7 octobre, familles endeuillées, otages revenus des tunnels de Gaza après des mois, parfois des années de captivité. À force d’absorber leur douleur, il a fini par reconnaître que le gouffre qu’il décrit est aussi le sien : « On croit qu’il y a un fond, et puis on découvre que c’est encore plus profond. »

Son dernier ouvrage, Giborim (Héros), rassemble trente récits d’Israéliens projetés dans l’horreur du 7 octobre. Mais pour Halifa, l’héroïsme ne commence pas ce matin-là. Il insiste : ces hommes et ces femmes vivaient déjà en héros bien avant l’attaque, façonnés depuis l’enfance par un sens aigu de la responsabilité et du service. On y croise ainsi Eden Provisor, officier de corps blindé tombé à Gaza, qui, dans son dernier appel à son père, lui demande de continuer à vivre « comme si j’étais là ». On y retrouve aussi Aner Shapira, soldat de Nahal renvoyant à plusieurs reprises les grenades du Hamas hors d’un abri bondé, ou encore la docteure Amit Mann, restée dans la clinique non fortifiée du kibboutz Be’eri pour soigner les blessés jusqu’à la dernière seconde.

L’idée du livre naît d’une frustration. Un frère endeuillé demande à Halifa de l’aider à préparer pour l’impression un texte de cent pages consacré à l’adjudant-chef Uri Moyal, assassiné lors d’une attaque au couteau en mars 2024. Le manuscrit ressemble à un interminable éloge funèbre. Halifa y voit surtout ce qui manque : l’espièglerie, l’humour, la beauté d’une vie. « On ne peut pas le tuer une deuxième fois », se dit-il. De là germe la conviction qu’il faut raconter comment ces personnes ont vécu, et pas seulement comment elles sont mortes.

Ce choix est le prolongement d’un parcours personnel. Il y a sept ans, lorsque sa mère tombe malade, Halifa écrit son autobiographie. L’exercice, pensé comme un adieu, lui redonne au contraire de la force ; elle distribue le livre à ses médecins et voit son état s’améliorer pendant un an. L’auteur comprend alors la puissance thérapeutique du récit de vie. Depuis, il a rédigé plus de deux cents biographies, notamment pour des survivants de la Shoah.

Après le 7 octobre, son travail prend une dimension nouvelle avec les otages. Il accompagne l’écriture du livre d’Eliya Cohen, jeune homme enlevé au festival de Nova et retenu 505 jours à Gaza avant d’être libéré en février 2025 dans le cadre d’un accord d’échange. Cohen pensait que sa compagne, Ziv Abud, avait été tuée dans l’abri où ils s’étaient réfugiés ; il découvre à sa libération qu’elle a survécu. Leur histoire, mêlée de cauchemar et de retrouvailles, est devenue Négociations, un récit de captivité qui s’est vendu à plus de 40 000 exemplaires.

Halifa est aussi le premier à entendre, dans son intégralité, le témoignage d’Elkana Bohbot, resté plus de deux ans prisonnier du Hamas avant de rentrer chez lui en octobre 2025, accueilli par sa femme Rivka, convertie colombienne, et leur petit garçon. L’écrivain raconte comment, pendant les séances de travail, Rivka découvre certains détails en même temps que lui. La scène d’un simple bol de riz partagé entre quatre otages l’obsède : comment divise-t-on quelques bouchées quand tout le reste a déjà été arraché ?

Pour obtenir ces confidences, Halifa refuse le modèle de l’« entretien ». Il parle de conversations, qui commencent souvent loin du cœur du traumatisme. Il laisse l’otage venir chez lui, porte ouverte, sans descendre l’accueillir pour ne pas entamer son autonomie déjà détruite par la captivité. Puis les mots sortent, par vagues. Parfois, un détail remonte à la surface à deux heures du matin, comme ces tongs qu’Eliya Cohen se rappelle soudain ; Halifa décroche, parce qu’il sait que derrière le détail se cache une nuit sans sommeil.

Mais à force d’entrer dans ces histoires, l’auteur finit lui-même par se fissurer. Il parle d’un moment où, irrité par un proche qui se plaignait d’un simple retard, il a explosé : « Laissez-moi vous donner cinq numéros de parents endeuillés… » Une réaction injuste, reconnaît-il, qui lui sert d’alarme interne : il doit se protéger pour ne pas être englouti par la détresse des autres.

Pour autant, il refuse de se mettre en avant. Lors des soirées de lancement, il reste souvent dans l’ombre. « Je suis comme une mère porteuse : l’enfant leur appartient », dit-il. Dans un pays où les débats politiques se crispent, ses livres rappellent autre chose : derrière les slogans et les chiffres, il y a des vies entières, tissées de choix, de valeurs et de gestes de courage qui ne relèvent ni de la droite ni de la gauche – mais simplement de la façon dont on décide de rester humain au milieu du pire.

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