A la cour d’assises spécialement composée,
C’est dans une véritable « usine à torture » que Nicolas Hénin a été confronté au pire visage de l’espèce humaine. Quand il « perd sa liberté le 22 juin 2013 », capturé par des djihadistes de l’émergeant Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) à Raqqa, en Syrie, il ne se doute pas qu’il passera dix mois d’une détention inhumaine, frappé et maltraité par des combattants aussi bien syriens qu’anglais et même français.
Parmi eux, il reconnaîtra formellement Mehdi Nemmouche, djihadiste français, par ailleurs condamné à la perpétuité pour la tuerie du Musée juif de Bruxelles. Ce lundi, ce dernier le fixe depuis le box des accusés, regard vide mais attentif au récit d’horreurs martelé à la barre devant la cour d’assises spécialement composée. Mehdi Nemmouche et quatre coaccusés, dont deux sont sous mandat d’arrêt et présumés morts, encourent la réclusion à perpétuité.
Ce qui frappe d’entrée, c’est le grand écart entre l’apparence de cet ancien journaliste en costume impeccable, « tombé amoureux » du Moyen-Orient dans sa jeunesse, et ses souvenirs de détention, forcé à dormir avec huit autres personnes dans une pièce exiguë, de deux mètres sur cinq, pendant un mois entier. Les détails sont précis, des dates marquantes aux dimensions des carreaux du sol de sa cellule, que les images de son témoignage se forment sans difficulté. On pourrait presque ressentir la douleur de ses sévices, la peur provoquée par le sadisme de ses geôliers et l’angoisse face à la maigreur de ses codétenus.
« Mes pieds ne sont plus que des cloques »
Juste après son enlèvement, seul dans une cellule de trois mètres carrés – une douche – située dans une prison qu’il surnomme Tataouine, Nicolas Hénin espère encore qu’il est victime d’une erreur, qu’il sera relâché. Mais quand il est confronté à son premier repas, « une tomate, un concombre, un petit morceau de pain pita et un morceau de fausse Vache qui rit », il a un « choc carcéral ». Ce moment où la réalité de ce qui lui arrive le frappe au visage. « Face à ce repas minable, les yeux s’embrument, la gorge se serre, l’estomac se noue. Je ne suis plus en contrôle de ce qui m’arrive », découvre-t-il. Au bout de quelques jours, il tente une évasion mais sera ramené par les premières personnes qu’il croise, « des djihadistes en caleçon », après avoir couru trois heures dans le désert syrien. La punition est plus que sévère.
Les yeux bandés par un tissu laissant passer la lumière, Nicolas Hénin parvient néanmoins à identifier quatre plateaux différents où il va être soumis à différentes formes de torture. La première salle est une pièce « chirurgicale » avec une « table d’opération et des instruments de chirurgie », où flotte une « terrible odeur de formol ». La première torture est psychologique, c’est « une mise sous pression ». L’homme, alors âgé de 38 ans, y restera « attaché sous la garde d’un djihadiste pendant une demi-heure » sans subir de violence physique.
Puis il passe à la deuxième salle, où il est assis de force sur un fauteuil de bureau. Il y subit un simulacre d’interrogatoire où toute réponse qu’il livre est une excuse pour le frapper. L’horreur monte d’un cran quand il est attaché les mains dans le dossier du fauteuil et les pieds fixés dans deux trous d’une planche. Les coups subis, à l’aide d’une matraque ou d’un bâton, sur sa voûte plantaire, sont d’une violence telle que ses pieds « ne seront plus que des cloques, jaunes et violets, pendant 39 jours ».
Technique de crucifixion sadique
La séance n’est pas terminée, et son témoignage est de plus en plus difficile à entendre arrivé à la troisième plateforme. Ses bras, toujours attachés dans le dos, sont soulevés par un système de poulie à une « hauteur particulièrement sadique ». Seul le bout de ses orteils effleure le sol. Soit il soulage son corps de son propre poids mais ses bras se tordent, soit il soulage ses bras, mais les menottes lui rentrent dans la chair. Le récit est lourd.
Nicolas Hénin souffle. Il confie avoir mis du temps à admettre avoir été victime de torture, par honte. Mais ce qu’il raconte ne fait aucun doute. Cette technique, proche de la crucifixion, vise à « obtenir l’étouffement par l’écrasement de la cage thoracique et une déshydratation extrêmement rapide jusqu’à avoir une langue comme de la pierre », raconte-t-il sans trembler, sous le regard impassible d’un de ses geôliers.
La quatrième et dernière plateforme ne signe pas la fin de son calvaire, mais les coups qui lui sont assénés paraissent presque indulgents en comparaison à ce qu’il vient de subir. Nicolas Hénin semble avoir perdu espoir, veut que tout s’arrête. Quand, comme pour finir leur machiavélique cirque de violence, deux djihadistes le font s’agenouiller dans le sable et lui posent un canon sur la tempe, il « hausse les épaules ». Mais c’est bien la seule fois qu’il pense à mourir, car il est alors papa de deux jeunes enfants qu’il s’interdit à rendre « orphelins ».
« Bienvenue dans le système concentrationnaire de l’Etat islamique »
Le 5 juillet 2013, Nicolas Hénin est emmené dans le coffre d’une voiture où il retrouve son « binôme de circonstance », le journaliste français Pierre Torres. Ils sont transportés jusqu’à l’hôpital ophtalmologique d’Alep. Alors que leurs journées sont rythmées par deux repas et trois sorties aux toilettes, c’est la dernière qui est redoutée. Celle où « les coups pleuvent », car « ce sont les francophones qui l’organisent chaque soir », précise l’ancien journaliste.
Dans cet hôpital sont emprisonnés de nombreuses personnes, des étrangers mais aussi des Syriens. « C’est l’hôpital des étrangers et des traîtres », analyse-t-il. « Nous entendions très clairement des cris en français, sans accent », du côté des ravisseurs, assure Nicolas Hénin. Parmi ces francophones, Mehdi Nemmouche, ou « Abou Omar », qui « commence à s’installer dans le paysage ». Rapidement, le journaliste surnomme le djihadiste « Javert », comme le personnage de Victor Hugo, à cause de son interrogatoire inquisiteur. Et ce dernier affiche une certaine désinvolture face à la violence qui se propage dans les murs du bâtiment.
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Quand il entonne « La République française » à la barre, imitant la voix de l’accusé, l’ancien otage nous plonge dans l’effroi. « C’est un des premiers moyens avec lequel il s’est présenté », se souvient le témoin. Selon lui, le djihadiste originaire de Roubaix avait « une culture très pop, très jeune » évoquant notamment la « matrice », en référence au film Matrix. Et si nombre de références lui échappaient, « le message était très clair : vous avez quitté le monde et vous êtes arrivés dans notre système, bienvenue dans le système concentrationnaire de l’Etat islamique ».
Pierre Torres et Nicolas Hénin sont rejoints par d’autres otages occidentaux. La maigreur « alarmante » du photographe danois Daniel Rye Ottosen « m’effraie ». « Il porte encore la marque de la chaîne dans le cou avec laquelle il a tenté de se pendre », précise Nicolas Hénin. Ponctuant son douloureux récit par des pauses nécessaires, l’homme de 50 ans en arrive au bout de trois heures au dénouement. Après dix mois de détention, il est emmené dans un convoi d’une centaine de véhicules avec plusieurs de ses codétenus. Son voyage vers la Turquie avec les trois autres journalistes français, puis vers la liberté, sera l’ultime épreuve avant de retrouver le sol français, sain et sauf, le 18 avril 2014. Au moins physiquement.
Avec ce procès, Nicolas Hénin saisit l’occasion d’enfin « tourner la page », « après une longue séquence où [il s’est fait] violence pour ne pas oublier » les détails de sa détention. Mais il laisse derrière lui « 15 personnes, 15 otages, 15 copains » qui ne sont jamais sortis de cet enfer syrien.
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