Dans Troublante Identité, en 2022, Paul Audi tentait de composer avec son identité, cette substance acide qui n’est pas un bloc mais un flux, qui ne vient pas de nous et ne va pas de soi. « Être identifié, écrivait-il alors, c’est être confondu », assujetti aux logiques d’appartenance, qu’elles soient géographiques, sociales ou religieuses. C’était un livre – merveilleux – sur ce qu’il appelait la « succion du passé ». Deux ans plus tard, Tenir tête s’attaque à celle du présent : la « succion » de ce jour où « la peau fragile du monde », expression empruntée à Jean-Luc Nancy, a été mutilée par l’épouvante du 7 Octobre, l’onde de son choc, l’explosion de « la judéophobie, telle qu’elle s’arc-boute entre antijudaïsme et antisémitisme », écrit Audi, et tous les aujourd’hui qui depuis aspirent le Moyen-Orient, le monde et l’humanité dans un trou noir.
Pour contourner l’analyse géopolitique, « dont nous sommes tous saturés », Paul Audi met en scène une correspondance. Deux vieux amis, comme tout le monde au chevet de l’horreur, s’écrivent pendant les cinq premiers mois de la guerre. Ils s’appellent Maurice Abadi et Thomas Scur. Maurice est juif, Thomas ne l’est pas – Audi non plus –, mais ils n’auraient jamais imaginé que la passion antijuive reviendrait avec tant de force. Entre eux règne une confiance absolue depuis plus de dix ans. Ils tentent de s’appuyer l’un sur l’autre, de se corriger, aussi, par la clarification mutuelle de leur questionnement politique et moral, de trouver l’équilibre, de vivre et de croire encore.
La plus tranchante des lignes de crête
Car, assurément, la nuit est tombée. « L’on n’y voit plus très clair. » « Mais quelque chose existe et persiste. Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui, à l’horizon de notre humanité, nous attend encore patiemment ? » Peut-être que des hommes sont encore capables d’éclairer cette nuit sans recourir au feu de la guerre, de changer leur destin sans s’emparer de celui des autres, de se souvenir du caractère sacré de chaque vie humaine, de « tenir tête » à la haine.
Qu’on se le dise : ce livre, écrit par un natif de ce Moyen-Orient qu’il aimerait « sauver de lui-même », ne « débat » pas du conflit israélo-palestinien, ne confronte pas des opinions divergentes, n’expose ni arguments ni contre-arguments. C’est à la fois un essai qui assure sa part de fiction sur des événements réels et un roman épistolaire entre deux Français, annoté par un philosophe qui n’est sûr de rien. C’est un livre héroïque, aussi, qui nous donne envie de cette chose que l’on jure chaque jour plus impossible que la veille : le dialogue, profond, honnête, vraisemblable, sur la plus tranchante des lignes de crête. Un livre d’amitié, enfin, au sens que lui donne Antigone chez Sophocle : « Je ne suis pas faite pour vivre avec ta haine, mais pour être avec ce que j’aime. »
« Tenir tête », de Paul Audi (Stock, 329 p., 21,90 €).
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