On ne peut pas gagner une guerre quand on a perdu un pays

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À l’autre bout de fil, depuis Beyrouth, elle me dit qu’elle n’arrive pas réapprendre la « paix ». Elle me dit que même si les nuits sont désormais plus calmes, il lui est impossible de trouver le sommeil sans ce comprimé d’anxiolytique dont elle ne se sépare plus. Elle me dit que malgré le comprimé, toutes les nuits, invariablement, elle fait le même cauchemar : Avichay Adraee poste un tweet sur le réseau X où il ordonne d’évacuer immédiatement le quartier où elle habite, à Achrafieh, mais elle est paralysée et son corps ne lui répond plus, et elle n’arrive même pas à crier ou se lever du sofa pour aller dans la chambre des enfants et fuir avec eux. Elle me dit qu’il lui suffit d’un rien pour que son esprit la bouscule dans une avalanche d’idées noires. Elle me dit que pour peu qu’une porte claque, pour peu que les voisins du dessus déplacent un meuble, pour peu qu’un camion-poubelle ramasse les ordures en bas de chez elle, pour peu qu’elle entende le tonnerre, et même si elle sait que ce n’est que le tonnerre, son cœur court à mille à l’heure et elle craque, carrément. Elle me dit que la peur ne la lâche désormais plus, elle est son ombre, lorsqu’elle conduit ou qu’elle marche dans la rue, et que tout d’un coup, chaque voiture qui passe lui semble comme la cible potentielle d’un drone invisible. Elle me dit qu’elle meurt de trouille, tous les matins, au moment où les enfants montent à bord de l’autocar et qu’aussitôt, son estomac se noue à l’idée de ne plus jamais les revoir. Elle me dit qu’il y a beau y avoir un cessez-le-feu, cette guerre avait été la guerre de trop. Avec ses images, ses bruits et ses odeurs, cette guerre s’était à ce point infiltrée dans chacune des fibres de son corps qu’elle faisait maintenant partie d’elle. Elle me dit qu’elle s’estimait malgré tout chanceuse de n’avoir rien perdu d’immédiat, de proche, de cher. Et pourtant, jamais autant qu’après ces deux mois de guerre elle ne s’était sentie aussi démunie, défaite, impuissante. Perdue au milieu d’un pays perdu.

Combien de fois ?

Elle me dit, à la fin du coup de fil, « c’est terminé, oui, mais entre-temps, rah noss aamré, j’ai perdu la moitié de ma vie ». Elle me dit aussi, dans la foulée, qu’elle n’avait pas le cœur à la fête mais qu’elle fera l’effort de décorer la maison, juste pour son aînée qui finalement rentre pour Noël, malgré le billet d’avion qui a coûté un bras. Et que ça, c’était à ses yeux la minuscule et seule victoire.

Dans sa voix à bout de souffle et de mots, j’ai retrouvé les mêmes symptômes, les mêmes signaux, le même mal-être qu’essayent de me décrire mes proches et mes amis au Liban quand je prends de leurs nouvelles. Comme cette amie, ils avaient tous hérité d’au moins une guerre dans leur vie. Ils avaient tous au moins une fois été contraints de partir de chez eux en panique et sans savoir s’ils reverraient cette maison. Combien de fois avaient-ils balayé les débris de verre et réparé les vitres de leurs appartements ? Combien de fois étaient-ils partis dans des voitures, des bateaux ou des avions avec leurs souvenirs sur le dos et le cœur en morceaux ? Combien de fois avaient-ils dégringolé dans les abris au bruit d’un avion qui déchire le ciel ? Combien de fois avaient-ils été arrachés, amputés de ceux qu’ils aiment ? Combien de fois, au lendemain de ces guerres, avaient-ils dû constater l’ampleur des dégâts pour rien, dû se remettre debout sur leurs pieds en comptant les morts, puis recoller les morceaux d’un pays déchiqueté, réparer leurs cœurs et leurs corps, pour repartir de zéro ? Combien de fois avaient-ils eu à réapprendre à vivre ? À recommencer, simplement ? Aujourd’hui, comme cette amie, comme tous les Libanais en vrai, à force de l’avoir fait, plus personne ne peut compter.

Mais tout le monde autour de moi s’accorde à dire que, même s’ils ont été épargnés, « cette fois était la fois de trop ». Le pire, c’est le constat amer que cette guerre, pour laquelle le Hezbollah n’a consulté personne et qui aurait pu être complètement évitée, n’aura rien produit d’autre que des morts, des blessés, des générations privées de souvenirs et traumatisées à jamais. Et, le pire du pire, tout un pays que l’on retrouve aujourd’hui dans un encore plus mauvais état que le 7 octobre 2023. De loin, j’ai d’un côté les voix et les regards épuisés de mes proches et mes amis dont quelque chose en eux a été cassé et sera irréparable, quand bien même ils auraient échappé au pire. J’ai d’un côté soixante jours d’images de gens que je ne connais pas et que le pire a touchés en plein cœur, leurs visages impossibles à arracher de ma mémoire, à crier de douleur sur des lits d’hôpital, à s’accrocher aux cadavres de leurs enfants en refusant de les livrer à la mort, à pleurer un parent, une maison d’enfance ou un champ d’oliviers.

Ceux qui n’ont plus rien à perdre

Et d’un autre côté, comme dans une réalité parallèle, j’ai des images de dirigeants et parfois même partisans du Hezbollah qui, de concert, qualifient tout cela, tout ce qui était et ne sera plus jamais, de « victoire ». Et de surcroît une victoire encore plus importante, encore plus « merveilleuse » que celle de la guerre de 2006. Comment ose-t-on prononcer ce mot devant plus de 4 000 morts et 17 000 blessés ? Comment peut-on crier victoire depuis le Sud encore une fois confisqué et dont l’infinie beauté a été réduite à un tas de cendre, de sang et de poussière ? Depuis la banlieue sud de Beyrouth qui n’est désormais plus qu’un trou dans le cœur de la ville ? Comment jure-t-on d’avoir gagné en regardant droit dans les yeux plus d’un million de Libanais qui ont tout perdu ? Comment revendiquer une victoire quand on sait que chaque immeuble aplati, chaque maison, chaque école, chaque mosquée et chaque église évaporé représente tout un monde de souvenirs effacés à jamais ? Comment parler de victoire devant ces trésors de maisons ancestrales devenues des amas de pierres à l’ombre d’arbres généalogiques oubliés, face à des oliviers aussi vieux que notre histoire, face à un enfant brûlé qui dit qu’il ne veut plus vivre, face à des habitants de la banlieue sud qui y reviennent aujourd’hui en ne sachant plus discerner une rue d’une autre ? Comment prétendre avoir gagné quand, pendant soixante jours, même avant et certainement après, les drones de l’ennemi ont chassé nos oiseaux et occupé notre ciel, en connaissant tout de tout le monde, et jusqu’à la couleur de nos sous-vêtements ? Comment bomber le torse et crier victoire quand on se tient debout au milieu d’un tas de ruines et de cadavres qu’on n’a pas fini de compter ? Comment affirmer avoir gagné la guerre quand tout le pays s’est perdu en chemin ? Comment s’introniser vainqueurs, triomphants, quand la seule et minuscule victoire qui nous reste est celle de savoir que nos enfants pourront rentrer pour Noël ?

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