Au cours de l’entretien, qui durera plus de deux heures, il apparaît que l’ancien président préfère parler de la France à laquelle il a mal, comme nous, plutôt que de la prison d’où il sort à peine avec un livre appelé à être le best-seller de cette fin d’année : Le Journal d’un prisonnier, aux éditions Fayard. Sarkozy ou l’homme qui regarde toujours devant.
Habitué des rings
Les jérémiades et la cavalcade des stigmates, très peu pour lui. Tel qu’en lui-même la postérité le fige, l’ancien président ne se présente pas comme une victime, mais comme un vieux lutteur, habitué des rings, qui, avec son incroyable liberté de parole, ne laissera jamais rien passer. Pour un peu, on plaindrait les magistrats du Parquet national financier.
J’ai rencontré Nicolas Sarkozy pour la première fois à la fin des années 1980. Il avait un visage d’enfançon lustré, comme frotté de lait maternel. Les aléas de la vie et ses déboires judiciaires lui ont sculpté une vraie gueule d’acteur de film noir américain. Un physique effilé comme un couteau et un regard de redresseur de torts à la Lino Ventura filmé par Jean-Pierre Melville. Il ne lui manque plus que l’imperméable crème à ceinture. « À un certain âge, tout le monde est responsable de son visage », disait Albert Camus.
Nicolas Sarkozy a un plein bon Dieu de choses à dire. Écoutons-le.
Le Point : Aujourd’hui, dans votre situation, la solution la plus logique pour vous ne serait-elle pas de vous présenter à l’élection présidentielle afin de laver dans le suffrage universel l’affront de votre détention ?
Nicolas Sarkozy : Techniquement, vous le savez bien, la réponse est non. Cette inéligibilité dont je suis frappé, on pourra la commenter jusqu’à la fin des temps. Il n’en reste pas moins qu’elle existe et que j’ai toujours respecté scrupuleusement les lois de mon pays.
Face au raz de marée du RN qui s’annonce, il y a beaucoup de Français qui cherchent confusément un candidat qui fasse le poids. Pourquoi pas vous ?
Ça n’aurait aucun sens. Le retour à la source ne fonctionne que pour les saumons, et, comme chacun sait, ça se termine toujours mal pour eux. Je n’ai jamais pensé que le but de la vie, c’était de refaire ce qu’on avait déjà fait. Venu de loin, j’ai eu le rêve d’aller haut et de devenir président de mon pays. Que les Français m’aient porté à l’Élysée fut un honneur immense et un miracle. Restons-en là.
La situation est grave, […] les conditions d’une explosion ont rarement été à ce point réunies dans notre pays.
Ne peut-on pas dire aujourd’hui que la situation de la France est très préoccupante ?
La situation est grave, car, depuis près de soixante-dix ans, les conditions d’une explosion ont rarement été à ce point réunies dans notre pays. Si on observe l’Histoire, on peut se dire que nous sommes à la veille de ce qu’on appellera un changement de régime. On peut le souhaiter ou le redouter. Il risque de se produire. Les siècles passés nous ont montré que, chez nous, les changements de régime ne se sont jamais faits sans violence. Cette violence est même une caractéristique de notre pays. Ainsi le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958 n’aurait jamais eu lieu sans la guerre d’Algérie, les violences qui allaient avec et, disons les choses, leur instrumentalisation. Le livre d’Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, est très éclairant à ce sujet. Quand le moment viendra, chacun d’entre nous devra apporter sa pierre à la reconstruction. Pour ma part, ce sera en inventant un rôle que je n’ai pas eu jusqu’à présent.
Dans « Le Journal d’un prisonnier », vous écrivez que vous n’aspirez pas à « l’inactivité », et, quand on vous voit en vrai, on sent que vous avez envie d’en découdre, même si ce n’est pas nécessairement dans un rôle de premier plan.
Un être humain se définit par ce qu’il fait dans sa vie. Et qu’est-ce que c’est que la vie ? Ce n’est qu’une succession de moments interminables qui passent à la vitesse de la lumière. On ne sait pas pourquoi on est là, et, en plus, on ne sait pas quand ça va se terminer. Ce qui reste de chacun, c’est ce qu’il a fait. Donc arrêter de faire, c’est arrêter de vivre. Quand j’ai cessé d’être président de la République, en 2012, j’ai décidé de continuer à vivre, c’est-à-dire de continuer à faire, et je le ferai jusqu’au bout. Inventer une nouvelle vie est le challenge le plus exigeant.
J’ai porté l’âge de départ à la retraite de 60 à 62 ans, j’étais à l’époque une sorte de “dictateur”.
Donc, pas de retraite en perspective !
Sûrement pas ! Soit dit en passant, je trouve très surprenant l’actuel débat sur la retraite, car, quand j’ai porté l’âge de départ à la retraite de 60 à 62 ans, j’étais à l’époque une sorte de « dictateur » qui avait mobilisé 3 millions de manifestants dans la rue contre cette infamie ! François Hollande est allé à la télévision pour jurer qu’à la minute où la gauche reviendrait au pouvoir, elle supprimerait ce projet scélérat. Et je constate que, treize ans plus tard, la retraite à 62 ans, marque de mon extrême inhumanité, est devenue le Graal que tous les opposants de l’époque, y compris la CGT et FO, s’engagent maintenant à défendre.
Mais cela fait de la peine d’observer que l’idéal donné par tout ce joli monde aux Français est la retraite à 62 ans, comme si notre vie allait commencer à cet âge-là, parce qu’avant ça aurait été l’enfer. Notre espérance de vie est de 80,1 ans pour les hommes et 85,7 ans pour les femmes. Et notre vie ne devrait commencer qu’à 62 ans, alors qu’elle commence à la seconde où l’on respire pour la première fois !
Pour expliquer les problèmes de la France, vous avez dit, il y a longtemps, que la France est un pays à la fois monarchiste et régicide. N’y avait-il pas, dans votre détention, quelque chose qui pourrait passer pour un régicide symbolique ?
Je ne compare pas, ce serait réducteur. Mais, toutes proportions gardées, on peut se dire qu’il y a un climat qui n’est pas sans ressemblance quand on observe les gesticulations des deux députés LFI, accompagnés d’un photographe du Monde, qui sont venus visiter pendant neuf heures la prison où j’étais détenu.
Le parallèle a ses limites, mais on ne pouvait s’empêcher de penser à la foule venue insulter Louis XVI et Marie-Antoinette dans leur prison du Temple…
Sauf qu’à l’époque la colère émanait d’un peuple qui en avait assez que la royauté ne l’écoutât pas. Cette fois, il s’agissait de deux parlementaires qui venaient avec un photographe du Monde pour que l’on tire mon portrait dans une cellule à l’isolement. Cette triste initiative de deux parlementaires devrait mettre mal à l’aise, même ceux qui ne m’aiment pas. La civilisation, c’est le respect. Aujourd’hui, notre société le met en capilotade. Quant au ricanement, c’est son heure de gloire. Arme du faible et du jaloux, ce n’est même pas un rire, mais une transgression sans le courage de la transgression.
La France n’en a-t-elle toujours pas fini avec la décapitation de Louis Capet, c’est-à-dire de Louis XVI ?
En Europe, ne l’oublions pas, les Anglais ont été les premiers à décapiter un roi. Mais il est vrai que la mort de Louis XVI nous hante toujours. Souvenez-vous de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, où la France invita la totalité des têtes couronnées d’Europe et du monde. Quelle ne fut pas ma stupéfaction de voir au cours du spectacle inaugural, dans le pays de Samuel Paty, enseignant décapité, une dizaine de femmes portant chacune leur sanglante tête coupée à la Conciergerie ! Cet épisode en dit long sur l’inculture d’une partie de nos « élites ». Elles ont une excuse cependant : l’Histoire n’est plus correctement enseignée. On peut détester Marie-Antoinette. Elle ne méritait pas d’être guillotinée. Louis XVI non plus n’avait pas mérité ça. Quant aux héros noirs de la Révolution, Robespierre, Danton, Marat, qui avaient une trentaine d’années, ils étaient aussi des rois, à leur manière. Souvenons-nous de la fête de la Fédération, avec ce pauvre Robespierre complètement illuminé, marchant royalement aux Tuileries, à la tête d’un cortège de dizaines de milliers de personnes. Après avoir fait tuer Danton, il a fini sur l’échafaud lui aussi. Le leader du moment reste toujours l’homme à abattre.
Mais le robespierrisme lui a survécu…
Oui, notamment parce que nous sommes le seul pays à avoir fait de l’égalitarisme une valeur centrale. Je lui préfère la valeur de la différence, qui est incompatible avec celle de l’égalité. Quand on a des enfants, on sait que l’on doit donner plus de temps à certains qu’à d’autres. Pas parce qu’on les aime davantage, mais parce qu’ils sont différents. « Liberté, différence, fraternité », voilà une belle devise. Aujourd’hui, hélas, si on n’est pas l’égal de tous, il n’est plus question de liberté et de fraternité. Il faut abattre toutes les têtes qui dépassent. C’est triste et contraire au génie de notre pays.
Dans le monde d’avant, d’où je viens, pour gagner, il fallait être le plus flamboyant. Aujourd’hui, c’est la loi du plus compatible !
Vous dites dans « Le Journal d’un prisonnier » que la haine est un sentiment que vous ne connaissez pas. Comment vous croire ?
À 70 ans, il est temps de se connaître. En tout cas, d’essayer de le faire. Je suis un bagarreur qui exprime ses sentiments, mais je n’ai pas de haine. Ça m’a d’ailleurs été reproché. Nombre de mes amis ont expliqué que j’étais faible parce que je pardonnais les offenses trop facilement. Je plains ceux qui sont dans le ressentiment.
Tout ce que j’ai comme force, je la mets dans le combat, je ne la gaspille pas dans les ressentiments.
Dans votre livre, vous reconnaissez être conscient de la haine que suscitez. En particulier à cause votre côté imprévoyant…
Il a pu m’arriver de ne pas prendre assez de précaution ! Toute ma vie a été organisée autour de la volonté de ne jamais susciter l’indifférence. Quand j’entrais dans une pièce, la vérité m’oblige à dire que je faisais le nécessaire pour que l’on me remarque. J’ai voulu être un homme politique différent des autres. Dans le monde d’avant, d’où je viens, pour gagner, il fallait être le plus flamboyant. Aujourd’hui, c’est la loi du plus compatible !
Avec ce titre, « Le Journal d’un prisonnier », on va dire que vous cherchez à vous victimiser. En matière d’acharnement judiciaire, il y a en effet eu pire que vous…
La victimisation ou la facilité de m’apitoyer sur mon sort ne correspond pas à mon tempérament. J’ai choisi ce titre, parce que je l’ai trouvé à la minute où je suis entré à la Santé. Mon idée était, au contraire, de banaliser mon cas. Je raconte la vie d’un prisonnier comme les autres, pas la vie de Nicolas Sarkozy.
Vous revenez aussi sur vos ennuis judiciaires…
Pourquoi accepterais-je ma situation ? Je me retrouve dans une affaire de prétendu financement illégal de campagne électorale sans qu’on ait trouvé la moindre trace de financement, ni la moindre preuve que j’aurais même envisagé une telle folie ! L’enquête est partie d’un document publié par Mediapart, dont le tribunal a jugé qu’il s’agissait très probablement d’un faux. Or il ne se trouve personne pour ouvrir une enquête afin d’identifier les faussaires. S’il y a un faux, c’est qu’il y a des faussaires, et s’il y a des faussaires, c’est qu’il y a un complot. Qui sont-ils ? Cela devrait intéresser le Parquet national financier. Sur la base de ce document, il a cherché l’argent pendant des années avec des moyens considérables, sans en trouver la moindre trace. Maintenant qu’il sait que ce document est probablement un faux, il ne bouge pas. Permettez-moi de penser qu’on m’a intenté ces procès pour ce que je suis, pas pour ce que j’ai fait ou pas fait.
Dans le livre, vous ne mâchez pas vos mots. N’avez-vous pas le sentiment d’aller trop loin, parfois ?
Non, parce que je crois en la justice de mon pays et ne doute pas que la vérité éclatera tôt ou tard. C’est la leçon de l’Histoire. Mais je suis stupéfait par la force qu’il faut, ne serait-ce que pour ne pas baisser la tête. Je ne me plains pas, d’autant moins que beaucoup de Français ont compris que toute cette histoire est invraisemblable. Et, quand je suis dans ma cellule de la Santé, je me souviens des conseils que m’ont donnés certains de mes amis sur le mode « Excuse-toi, les juges seront moins durs avec toi ». Mais de quoi donc dois-je m’excuser ? D’avoir déclaré à l’époque que les juges étaient responsables de ce qu’ils faisaient, comme les politiques, les architectes, les médecins ou les journalistes ? J’ai retrouvé une citation glaçante d’un représentant syndical des magistrats : « Si Sarkozy veut la guerre, il l’aura. » Tout est dit.
Le pouvoir judiciaire est désormais critiquable comme tous les autres pouvoirs, ni plus ni moins.
Est-il bien judicieux de votre part de contrevenir sans cesse au célèbre adage « On ne commente pas une décision de justice » ?
La justice était une autorité, elle est devenue un pouvoir. Mais quelle est la caractéristique d’un pouvoir dans une démocratie ? C’est d’être critiqué. Car qu’est-ce que c’est qu’un pouvoir qui n’est pas critiqué ? C’est une dictature. Donc, à la minute où la justice est devenue un pouvoir, s’est posée la question de la critique de ces décisions. Est-ce qu’il vous viendrait à l’idée de dire qu’on ne critique pas le pouvoir législatif ou le pouvoir exécutif ? Eh bien, le pouvoir judiciaire est désormais critiquable comme tous les autres pouvoirs, ni plus ni moins. Après ma condamnation, de nombreux commentateurs ont dit et écrit qu’on ne pouvait reprocher au tribunal d’avoir ordonné l’exécution provisoire de ma peine d’emprisonnement au motif que la loi le permet. Pourtant, le Conseil constitutionnel vient de juger que cette mesure, qui prive l’appel de son effet, ne peut être ordonnée que si elle a fait l’objet d’un débat à l’audience. Ça n’a pas été le cas dans mon affaire. Ceci démontre qu’on a raison de discuter, de critiquer. Le pouvoir judiciaire peut se tromper. Un mois et demi après le jugement, le Conseil constitutionnel dit qu’un tribunal ne peut plus procéder comme il l’a fait avec moi. Si elle était prononcée aujourd’hui dans les conditions d’octobre dernier, l’exécution provisoire serait illégale.
D’autant plus que le pouvoir judiciaire est supposé indépendant, au-dessus des partis, mais qu’avec lui, si on est justiciable, il vaut mieux être de gauche que de droite…
Je suis bien évidemment partisan d’une justice indépendante, mais il n’y a pas d’indépendance sans impartialité. Or la question de l’impartialité est clairement posée. J’observe souvent beaucoup d’hypocrisie sur ces questions. Au siège du Syndicat de la magistrature, il y avait, il y a plus de dix ans, ce fameux « mur des cons » dont j’étais la tête d’affiche, et personne ne s’est posé la question de savoir s’il pouvait y avoir des membres de cette organisation dans les tribunaux qui ont eu à me juger ! Quant à l’exécution provisoire, son grand pourfendeur fut Robert Badinter, qui l’avait vertement critiquée. Comment peut-on aller au Panthéon pour l’honorer en grande pompe alors que ses engagements sont piétinés au détriment de tant de justiciables, dont moi-même ?
Il est vrai que la gauche a trahi tous ses combats d’antan en faveur des droits de l’homme. C’est à peine si elle a protesté contre l’emprisonnement par le pouvoir algérien de l’écrivain Boualem Sansal, ou contre la condamnation du journaliste Christophe Gleizes à sept ans de réclusion. Elle n’a pas non plus défendu les femmes en Iran dans leur combat contre le voile obligatoire. Ce qui compte pour elle, ce n’est pas ce que l’on a fait mais ce que l’on est. Si on est réputé de gauche ou tiers-mondiste, ça passe toujours. Sa bienveillance pour le régime de Téhéran ou pour des organisations proches de l’islamisme radical est hallucinante. Dans ces conditions, il était donc logique qu’elle ne s’émeuve pas que l’on puisse, dans la France de 2025, juger quelqu’un sur des présupposés politiques…
Dans votre livre, on voit que vous en voulez à pas mal de personnalités de votre famille politique, que vous n’avez pas trouvées très courageuses pendant cette période, en dehors de Michel Barnier, Gérard Larcher, Gérald Darmanin, etc.
Au contraire, j’affirme que je ne leur en veux pas. Je constate seulement qu’en certaines occasions, baisser la tête, quel que soit ce que l’on pense, est plus facile que de la tenir droite.
Le problème du président de la République n’est pas qu’il aurait trop de pouvoir, c’est qu’il n’en a plus beaucoup.
Vous écrivez aussi que vos amis politiques ont souvent peur. Mais peur de quoi ? De cette « République des juges » qui les terrorise ?
Comment ne pas constater que la peur transparaît dans les communiqués ampoulés, les condoléances à ma famille ou les prises de position étranges où l’on rend hommage à ma personnalité sympathique sans se prononcer sur le fond de l’affaire ? C’est la preuve que le premier pouvoir, aujourd’hui en France, ce n’est plus celui qui représente la souveraineté populaire. Ce pouvoir-là est désormais empêché. Le problème du président de la République n’est pas qu’il aurait trop de pouvoir, c’est qu’il n’en a plus beaucoup, et c’est encore plus vrai pour les ministres.
« La souveraineté populaire au-dessus de tout » : voilà un discours très gaulliste !
À partir du moment où François Hollande et Marine Le Pen se disent gaullistes, je m’abstiens de mettre en avant mon gaullisme ! Mais enfin, le rétablissement de la souveraineté populaire est une grande réforme qui constituerait un changement de régime et résoudrait une grande partie de nos problèmes. Le « comment » doit venir après le « qui » : avant de se poser la question du comment diriger, il faut répondre à celle du qui dirige. Le dernier mot doit appartenir aux représentants de la souveraineté populaire. C’est seulement à partir de cette base-là que l’on pourra reconstruire la France. Celui qui décide doit être clairement identifiable.
C’était le discours permanent du général de Gaulle…
L’Histoire n’est qu’un éternel recommencement. Pourquoi faut-il remplacer la souveraineté populaire par un concept vague d’indépendance qui, en fait, donne le pouvoir à des lobbys ou à des administrations ? Le pouvoir politique représente le peuple, c’est à lui de décider, et il ne peut plus le faire. Il n’y a pas si longtemps, je félicitais l’émir d’Abou Dhabi pour sa magnifique réalisation : la Maison d’Abraham, symbole de tolérance religieuse, où cohabitent, construites dans le même béton blanc et à la même hauteur, une mosquée, une synagogue et une église. Il m’a répondu : « Croyez-vous que ça se serait fait si j’avais demandé leur avis aux voisins ? » Aujourd’hui, dans notre Occident, les pouvoirs semblent souvent empêtrés, paralysés. C’est pourquoi on m’a tellement accusé de passer en force quand je faisais mes réformes. Souvenez-vous de l’autonomie des universités. Deux ans de grèves, d’occupations, de blocages. Mais depuis personne n’est revenu là-dessus. Si elle ne plaisait pas à tout le monde, ma méthode a porté ses fruits. J’ai voulu le pouvoir. Je l’ai exercé. Aux yeux de certains, c’est une faute.
Qu’avez-vous appris sur vous pendant votre détention ?
Dans la voiture qui m’amenait à la Santé, je pensais à tous ces articles qui disaient : « Il est fort ». Et moi, je pensais : « S’ils savaient comme je me sens faible ! » La force qu’on a en soi ne nous appartient pas, elle n’est jamais acquise. Elle est une affaire de circonstance. C’est même, à l’inverse, parce que l’on peut craquer que l’on est fort.
Une fois dans votre cellule, vous avez encore ressenti votre faiblesse ?
J’ai appris à me connaître. Parce que vivre avec moi-même pour seule compagnie pendant trois semaines, c’était une expérience que je n’avais jamais eue.
Y a-t-il eu une révélation, un moment important ?
Oui, en lisant Lettre à un otage de Saint-Exupéry, un livre magnifique, écrit pendant l’Occupation et publié en 1943, que m’avait envoyé un de mes amis. C’était une nuit où il y avait beaucoup de bruit dans la prison, des cris, des menaces. J’ai été notamment émerveillé par ce passage : « Et comme le désert n’offre aucune richesse tangible, comme il n’est rien à voir ni à entendre dans le désert, on est bien contraint de reconnaître, puisque la vie intérieure loin de s’y endormir s’y fortifie, que l’homme est animé d’abord de sollicitations invisibles. L’homme est gouverné par l’Esprit. Je vaux, dans le désert, ce que valent mes divinités. » C’était lumineux de lire cela alors que j’étais dans le désert de la Santé.
Une lecture qui est entrée en résonance avec l’abondant courrier reçu à la prison de la Santé, car vous avez cru voir dans le déferlement de ferveur de vos correspondants les effets des racines chrétiennes de la France. Racontez.
J’ai reçu des milliers des lettres, 22 bibles, beaucoup de chapelets. Bouleversants, les courriers se terminaient souvent par la même formule : « On prie pour vous. » À en juger par ce contenu, mes correspondants n’étaient pas, pour l’essentiel, des chrétiens « cultuels » pratiquants mais plutôt des chrétiens culturels. On ne peut renier ces racines.
Voulez-vous dire que ce pays où les églises sont souvent vides reste profondément chrétien ?
Oui, c’est notre identité. Je pense que les églises sont plus importantes pour ceux qui n’y vont pas que pour ceux qui y vont. Ceux qui s’y rendent, c’est pour parler à Dieu. Mais ils peuvent le faire partout. Les autres considèrent l’église comme un signe, comme un phare qui rythme le paysage de leur enfance.
D’où le voyage à Lourdes à la sortie de prison…
Une nuit à la Santé, alors que j’essayais de relativiser la situation en pensant, par exemple, que je pourrais être atteint de la maladie d’Alzheimer ou cloué sur un fauteuil roulant, je me suis fait la promesse d’aller à Lourdes, où tant de gens viennent offrir leurs souffrances. Comme je fais toujours ce que je dis, j’y suis allé avec Carla après ma sortie de prison.
Pourquoi Lourdes ?
À cause de Lourdes, d’Émile Zola, roman admirable d’un géant de la littérature, que j’avais lu huit mois auparavant. C’est le premier tome d’un cycle qu’il a écrit alors qu’il finissait sa célèbre et monumentale fresque, Les Rougon-Macquart, en vingt romans. Ce livre, qui m’avait beaucoup ému, raconte l’histoire d’un prêtre qui, après avoir perdu la foi, emmène à Lourdes une jeune fille dont il a été amoureux et qui est paralysée. Il ne croit pas au miracle, qui pourtant se produira.
Il s’est produit un autre miracle, si j’ose dire, quand nous sommes allés à Lourdes. Nous avons fait des centaines de selfies avec les gens qui nous disaient souvent : « On a prié pour vous. » Eh bien, une seule photo avec un patron de restaurant a été publiée sur les réseaux sociaux. Une seule ! C’est le respect, celui de la France d’avant, qui reste toujours la France, car elle est éternelle.
Ce n’est pas l’islam qui est conquérant. C’est nous qui ne défendons plus rien. […] Il nous faut réenchanter la spiritualité à partir du terreau judéo-chrétien.
… la France chrétienne !
Permettez-moi une réponse littéraire. Ce sont Les Braises, de Sandor Marai, son chef-d’œuvre ! Les braises chrétiennes sont toujours là. À Lourdes et partout en France. Les cendres ne les ont pas éteintes, elles sont toujours bien vivantes.
Contrairement à certains de nos compatriotes, vous ne pensez donc pas que la chrétienté est en train de s’affaisser devant un islam conquérant…
Certes non. Ce n’est pas l’islam qui est conquérant. C’est nous qui ne défendons plus rien. La laïcité n’est pas une réponse suffisante à un islamisme conquérant. Il nous faut réenchanter la spiritualité à partir du terreau judéo-chrétien, richesse identitaire considérable, qui n’a pas disparu, même si le système politico-médiatique ne lui donne plus la parole ou le caricature en cherchant à le ridiculiser. Quant aux évêques, à force d’avoir été vilipendés, ils rasent trop souvent les murs. Il n’empêche qu’en profondeur le pays n’a pas changé. Les braises, vous dis-je ! Elles sont toujours là.
Finalement, à la Santé, vous avez eu une sorte de crise mystique, une « nuit de feu » à la Blaise Pascal, et vous en êtes ressorti plus croyant que jamais ?
Plus certain de la nécessité de la transcendance et de la spiritualité, c’est sûr. Je ne suis pas un croyant qui aurait la foi du charbonnier de Jean-Paul II. Disons que je me retrouve dans ce que m’a dit un jour son successeur au Vatican, Benoît XVI, que j’ai connu et aimé : « La foi et la raison, c’est ma vie, je n’ai réfléchi qu’à ça. » Après quoi, le pape laissa tomber : « La foi est un choix raisonnable. » Quelle belle phrase ! Parce qu’il y a dedans un choix : vous n’êtes donc pas obligé de croire. Et parce que ce choix doit être raisonnable : vous n’êtes donc pas sûr du résultat.
Un certain retour du religieux peut s’expliquer aussi par une montée des anxiétés. La France n’est-elle pas en danger aujourd’hui ?
La France est en danger, il ne peut en être autrement quand on piétine son identité, renie ses racines judéo-chrétiennes, décide de ne plus enseigner l’Histoire dans l’ordre chronologique. Quand il y a une statue de la Vierge à l’entrée d’un village, beaucoup de commentateurs sont choqués. Quand il y a un marché halal à la Défense, les mêmes applaudissent. Le nec plus ultra, c’est de ne croire en rien et de ne rien penser, ou, ce qui revient au même, de penser comme tout le monde. D’où le décrochage grandissant entre la France et ceux qui la représentent. Un président de la République a même déclaré que la culture française n’existe pas. Ne comprenant pas que la spiritualité est consubstantielle au genre humain depuis l’homme de Cro-Magnon ; un autre président de la République a osé dire : « La religion est une facilité. » Autant de formules qui conduisaient à une sorte de négation de notre pays, de son passé. Après ça, il ne faut pas s’étonner si les Français s’éloignent de la classe politique.
Après avoir dominé le monde, l’Occident est désormais dominé. C’est une réalité démographique et géographique.
Comment voyez-vous le monde d’après ?
Ce n’est pas l’Histoire qui fait la démographie, mais la démographie qui fait l’Histoire. L’Occident n’est plus le centre du monde. Sur les 8 milliards d’humains qui vivent sur la Terre, il y en a 4 milliards en Asie et 800 millions en Occident. Après avoir dominé le monde, l’Occident est désormais dominé. C’est une réalité démographique et géographique. Elle est incontestable. Nous n’en avons pas tiré toutes les conséquences. Par exemple, depuis que le Conseil de sécurité des Nations unies a été créé après la Seconde Guerre mondiale, le nombre d’habitants sur la Terre a été multiplié par quatre, et on n’en a pas changé la composition. Évidemment, ça ne marche pas. Aujourd’hui, plus aucune structure multilatérale ne fonctionne sur le plan international. Tout est à réinventer. Pas un pays arabe ou africain ou latino-américain membre permanent du Conseil de sécurité ! Comment ne pas comprendre que c’est inacceptable ? Avec un milliard et demi d’habitants, l’Inde, le pays le plus peuplé, n’est pas membre permanent. Le Japon, pas davantage. Comment voulez-vous que tous ces pays se sentent comptables des problèmes du monde à partir du moment où ils n’ont pas le droit de faire partie de l’architecture mondiale ?
Personne n’envisage le retour des Britanniques en Europe. Or c’est d’eux que nous avons besoin, comme ils ont besoin de nous.
Et l’Europe ?
De la même manière, il faut réinventer l’Europe. Elle ne peut plus fonctionner en l’état actuel. J’ai été celui qui a empêché la Turquie de rentrer dans l’Union européenne. J’observe qu’aujourd’hui on se demande si la Moldavie ou la Biélorussie doivent la rejoindre, sans parler de l’Ukraine. Ce qui serait une pure folie. Mais personne n’envisage le retour des Britanniques en Europe. Or c’est d’eux que nous avons besoin, comme ils ont besoin de nous.
Macron est un homme de son époque qui a voulu ressembler à son époque au lieu de chercher à prendre de la hauteur.
Qu’est-ce qui a manqué à Emmanuel Macron pour être un bon président ? Le courage ? la volonté ?
Attendons la fin de son mandat pour porter un jugement global, mais c’est un homme de son époque qui a voulu ressembler à son époque au lieu de chercher à prendre de la hauteur et de s’en différencier. Il s’est inscrit dans le mainstream, alors qu’il aurait dû s’en éloigner. Issu de la bourgeoisie de province, de Gaulle n’a jamais été de son temps, et ça ne l’a pas empêché de réussir. Emmanuel Macron a des qualités, qu’il a pu révéler dans des périodes de crise, mais, quand on est trop de son époque, on n’a pas le recul pour anticiper les évolutions nécessaires. Au fond, il est le médecin qui a voulu accompagner le virus. J’aurais préféré qu’il soit le médecin qui combattait le virus.
Après l’expérience Macron, quel type de président les Français vont-ils rechercher ?
Pour l’heure, les Français ne cherchent pas un président, ils veulent dégager tous ceux qui sont à sa place. Nous sommes dans une de ces périodes qu’a souvent connues notre pays : on ne réfléchit plus, on ne songe qu’à renverser la table. Tout sauf ce qu’on nous propose. Je proteste, donc je suis : tel est le credo.
Ça ne nous mènera nulle part…
Je ne dis pas le contraire, mais, aujourd’hui, protester est devenu une identité. Protester contre quoi ? Cela n’a aucune importance. La contestation est devenue l’alpha et l’oméga de tout. Nous vivons – mais sans effusion de sang – un nouvel épisode d’Histoire négative, comme les cinq ans qui ont suivi la chute de la monarchie, entre 1789 et le début 1794.
L’avenir de ma famille politique passe par une rupture avec son confort, ses habitudes et une partie de son histoire.
Pensez-vous que la droite classique, votre famille politique, peut encore jouer un rôle à l’élection présidentielle, à l’issue de cette période ?
Je le crois et surtout je l’espère. Elle doit cesser de se considérer comme classique, orientation qui, je vous le rappelle, ne réussit jamais en France à ceux qui s’y réfèrent. La rupture qui avait tant fait scandale quand j’en brandissais l’étendard à l’époque de Chirac, elle nous est consubstantielle. C’est la chose la plus difficile qui soit, mais pour gagner, il faut rompre. L’avenir de ma famille politique passe par une rupture avec son confort, ses habitudes et une partie de son histoire, conditions sine qua non pour essayer de reconstruire quelque chose de nouveau.
Pour vous, le RN, qui part favori à la prochaine présidentielle, est-il dans l’arc républicain ?
C’est une question étrange. Si le Rassemblement national n’est pas dans l’arc républicain, pourquoi l’autoriser à présenter des candidats aux élections ? En plus, à partir du moment où l’on considère que le Parti communiste ou La France insoumise sont républicains, je ne vois pas pourquoi le RN ne le serait pas lui aussi. Étudiant, j’ai été biberonné au lait des livres du grand politologue Georges Lavau sur la fonction tribunitienne du Parti communiste. Sa thèse, imparable : le PC, n’étant plus un parti révolutionnaire puisqu’il se présentait aux élections, confortait de facto nos institutions démocratiques. Pourquoi ce qui était vrai pour le Parti communiste ne le serait pas pour le Rassemblement national ?
Quand j’ai rencontré Jordan Bardella, il m’a un peu fait penser au RPR au temps de Chirac.
N’y a-t-il pas deux RN, finalement ?
Au RN, il est sans doute possible de percevoir deux lignes. Comme ses dirigeants sont très attaqués par la pensée unique médiatique, ils font bloc. Mais ils ont des divergences. Le parti est composé d’une première aile attrape-tout où se retrouvent beaucoup de déçus de la droite. Quand j’ai rencontré Jordan Bardella, qui incarne ce courant, il m’a un peu fait penser au RPR au temps de Chirac. Son discours n’est pas très différent du nôtre à l’époque. Emmenée par Marine Le Pen, l’autre aile, disons canal historique, est fidèle à ses origines, ni de droite ni de gauche, et son projet économique est plus proche de celui de LFI que de celui de LR. La fondatrice du RN pense que son électorat ne peut pas accepter la retraite au-delà de 62 ans.
Quelle est la première mesure qui pourrait sortir la France de la spirale infernale dans laquelle elle est entrée ?
Après le retour à la souveraineté populaire dont j’ai parlé au début, il y a la question de la fonctionnarisation de la société. Il faut s’attaquer sans tabou au nombre des fonctionnaires, mais aussi à la durée de leur temps de travail et enfin à l’efficacité de la fonction publique. Jusqu’à présent, j’ai été le seul à réduire le nombre de fonctionnaires. Songez que la France a encore créé 16 000 postes cette année et 175 000 en cinq ans ! C’est un scandale d’État. L’autre défi majeur est de créer plus de richesse pour assainir nos finances publiques, régler nos problèmes de dette et repartir de l’avant : pour ce faire, il est urgent d’en finir avec la détestation de la réussite afin de transformer la France, terre du « toujours plus » de dépenses en terre du « toujours plus » de création d’entreprises.
Par Franz-Olivier Giesbert. – Le Point
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