La redécouverte de Gaza juive par l’IA et la Geniza du Caire
Dans une pièce aveugle de la synagogue Ben Ezra, à Fostat, des générations de fidèles ont déposé tout écrit portant le Nom de Dieu, plutôt que de le détruire. Ce geste de piété a donné naissance à l’un des plus grands trésors documentaires du judaïsme : la Geniza du Caire, près de 400 000 fragments couvrant plus d’un millénaire d’histoire, du religieux au plus banal reçu de marché. Pendant longtemps, ce monticule de papiers était presque muet : textes en judéo-arabe ou en hébreu, manuscrits déchirés, encres effacées, graphies multiples, tout concourait à décourager même les meilleurs spécialistes.
Depuis quelques années, la situation bascule. Un vaste programme piloté par des institutions comme le National Library of Israel et le projet européen MiDRASH s’appuie sur des outils d’intelligence artificielle capables de reconnaître l’écriture manuscrite médiévale et de la transcrire automatiquement. Des centaines de milliers d’images issues de la Geniza sont ainsi transformées en texte interrogeable en ligne, via des plateformes comme « Ktiv » et des environnements open source tels qu’eScriptorium. Ce qui demandait jadis la carrière entière d’un chercheur peut aujourd’hui être accompli en quelques mois, sous contrôle humain.
Parmi les découvertes mises en lumière, certaines documents frappent par leur dimension humaine : la lettre d’une femme d’Alexandrie, vers 1065, qui réclame avec vigueur une pension que son ex-mari refuse de payer ; des brouillons de poèmes attribués à Yehouda Halévi griffonnés au verso de listes d’épices ; ou encore des contrats commerciaux montrant des marchands juifs impliqués dans un commerce de longue distance, de l’Égypte jusqu’à l’Inde. Ces fragments confirment que les communautés juives du monde islamique médiéval étaient bien plus intégrées, prospères et connectées qu’on ne l’a longtemps cru.
Dans ce gigantesque puzzle, un nom revient avec insistance : Gaza. Les textes de la Geniza évoquent une communauté juive dynamique, insérée dans un réseau de villes comme Fostat, Ramla ou Ascalon. D’autres sources archéologiques avaient déjà mis au jour une synagogue byzantine du VIᵉ siècle près du port, ornée d’une mosaïque représentant le roi David et portant une inscription grecque mentionnant des donateurs juifs locaux. Les lettres de la Geniza viennent compléter ce tableau : elles parlent de notables, de litiges d’héritage, de questions de halakha adressées à des autorités rabbinique, preuve d’une vie communautaire structurée et durable.
Plusieurs documents décrivent aussi Gaza comme un refuge. Au XIᵉ siècle, lors de vagues de persécutions dans certaines régions sous domination fatimide, des familles juives de Jérusalem ou de Tibériade trouvent asile plus au sud. Une lettre rapporte que « les portes se sont ouvertes » à Gaza, où des coreligionnaires offrent logement, nourriture et vêtements de Chabbat aux fugitifs. Dans d’autres fragments, on voit apparaître des signatures de quinze anciens de la communauté, témoignant d’une organisation locale suffisamment forte pour parler d’une seule voix devant les autorités.
Sur le plan économique, les nouvelles transcriptions permettent de mieux mesurer le rôle de Gaza comme carrefour commercial. Des listes de marchandises et des reçus évoquent des vins, des textiles ou du verre soufflé transitant par la ville vers d’autres ports méditerranéens ou vers la mer Rouge et la route des Indes. Pour les historiens de l’économie médiévale, ces indications confirment que Gaza n’était pas seulement une cité de passage, mais un nœud à part entière d’un réseau juif de marchands s’étendant de l’Andalousie à l’océan Indien.
Ces éléments ne signifient pas que Gaza n’aurait été qu’une ville juive, ni qu’elle aurait été « vide » d’autres présences. Les sources médiévales décrivent au contraire un espace où coexistent, selon les périodes, populations juives, chrétiennes, samaritaines et musulmanes. Mais la masse de documents exhumés et désormais lisibles redonne un poids décisif à une dimension souvent ignorée dans les débats contemporains : durant plusieurs siècles, Gaza a compté parmi les grands centres juifs de la région, ville de commerce, de savoir et de refuge.
En ce sens, la Geniza du Caire, relue à l’ère de l’intelligence artificielle, ne tranche pas les querelles politiques actuelles, mais elle en change le décor historique. Elle rappelle qu’avant d’être un symbole du conflit moderne, Gaza fut aussi une étape majeure de l’histoire juive. Et elle montre qu’en matière de mémoire collective, les archives ont parfois plus à dire que les slogans.
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