C’est le dernier géant de la guerre froide qui s’est éteint le 30 novembre. Diplomate célébré et controversé, Prix Nobel de la paix pour la fin de la guerre du Vietnam, criminel contre l’humanité au Cambodge et au Chili pour ses critiques les plus virulents, Henry Kissinger fut l’artisan de la détente avec l’Union soviétique et de l’ouverture à la Chine de Mao. Universitaire brillant à Harvard, ses travaux sur Metternich, Bismarck ainsi que son chef-d’œuvre Diplomatie ont marqué les étudiants de l’école réaliste en relations internationales et ravi les Français qui y ont retrouvé Richelieu en père de la politique étrangère moderne.
S’inquiétant du mouvement de balancier permanent entre repli isolationniste et messianisme interventionniste propre à la diplomatie américaine, le juif allemand arrivé aux Etats-Unis en 1938 à l’âge de 15 ans pour fuir le nazisme, avait en horreur le chaos et l’instabilité. Mais le réalisme de Kissinger n’est pas le cynisme amoral souvent caricaturé, ou la recherche permanente du compromis. Pour lui, un ordre international stable doit combiner pouvoir et légitimité : l’équilibre des puissances, et un principe unificateur reconnu des différents acteurs. C’est ce dosage qui a permis à l’Europe du congrès de Vienne de maintenir une paix relative après 1815, après la victoire contre la puissance révolutionnaire napoléonienne : le conservatisme monarchique et la sécurité réciproque des puissances.
« Non-belligérance »
La guerre du Kippour, provoquée par l’attaque surprise de l’Egypte et la Syrie face à Israël en 1973, met en pratique ces principes. Kissinger voit rapidement que la crise, six ans après l’humiliation de la guerre des Six-Jours, peut rebattre les cartes. Ce n’est pas la recherche d’une paix bien abstraite qui anime Kissinger au Moyen-Orient, mais la construction progressive et prudente de la stabilité fondée sur la « non-belligérance », et bien sûr la défense des intérêts américains face à l’Union soviétique. « Le dilemme de base de notre époque est que si la recherche de la paix devient le seul objectif d’une politique, la peur de la guerre devient une arme aux mains des acteurs les plus brutaux : cela produit un désarmement moral » écrit-il. Mais la reconnaissance du tragique de l’histoire n’est pas le refus de l’action.
Secrétaire d’Etat et conseiller national à la sécurité de la Maison-Blanche (plus personne n’a ensuite cumulé les deux postes), Kissinger, en octobre 1973, doit faire sans un Nixon empêtré en plein Watergate et souvent en état d’ébriété. Il comprend que la guerre peut créer des opportunités si l’Amérique parvient à sauver Israël de la catastrophe, sans humilier ses ennemis. Les Etats-Unis mettent en place un pont aérien massif pour armer Israël et l’aider à gagner, mais utilisent aussi cette aide militaire pour empêcher les dirigeants israéliens de détruire la troisième armée égyptienne ou de marcher vers les capitales arabes. Le public israélien gardera une animosité durable contre cet Américain au judaïsme discret accusé, à tort, d’avoir tardé à soutenir Israël. Dans la médiation qui suit, Kissinger se donne tout le mal du monde pour bâtir la confiance avec le président égyptien Sadate et plaider sa cause auprès des dirigeants israéliens. Les Etats-Unis assument aussi le rapport de force avec Moscou, allant jusqu’à l’état d’alerte nucléaire, pour empêcher le déploiement de troupes soviétiques, le moment de tension le plus vif depuis Cuba.
Vulnérabilité d’Israël
Durant toute cette période, Kissinger n’oublie pas la condition de vulnérabilité existentielle qui étreint Israël. Son expérience personnelle l’y rend-elle peut-être plus sensible. Il est toujours conscient du sacrifice exigé des Israéliens : échanger des territoires, un facteur tangible, contre des engagements politiques de reconnaissance, reposant sur une confiance intangible. Aucune avancée diplomatique ne peut faire l’économie de garanties de sécurité américaines robustes.
La fin de la guerre du Kippour est un triomphe diplomatique pour Washington. Kissinger parvient à renforcer l’alliance stratégique entre les Etats-Unis et Israël, à détacher l’Egypte de la relation avec son sponsor soviétique, expulsant de fait Moscou des équilibres de puissances du Moyen-Orient jusqu’à l’intervention de Poutine pour sauver Assad en Syrie en 2015, et à poser les jalons de la paix israélo-égyptienne, premier accord israélo-arabe, conclu sous l’égide de Jimmy Carter à Camp David en 1978. Bien sûr, la comparaison avec la situation actuelle a ses limites. Kissinger, comme la plupart des dirigeants de l’époque, avait fait l’impasse sur la question palestinienne, vue comme quantité négligeable face aux grandes puissances.
Et la région comptait des hommes d’Etat de premier plan comme le président égyptien Anouar el-Sadate, assassiné pour avoir pris le risque de la paix, auquel Kissinger rend hommage dans son dernier livre Leadership. Mais alors que la guerre provoquée par l’attaque du Hamas fait rage, les leçons de Kissinger, l’un des rares succès diplomatiques américains dans la région, peuvent nous éclairer.
* Benjamin Haddad est député (Renaissance) de Paris.
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