Le troisième Temple dans la prophétie d’Ézéchiel (1/3)
Dans toute la Bible, la prophétie d’Ezéchiel est sans doute, avec celles de Daniel, la plus difficile à interpréter. Elle s’ouvre par la vision du Chariot céleste, en hébreu du Maâssé Merkava, dont le Talmud, en son Traité H’agiga, au chapitre « Ein dorchin, (on n’investiguera pas) » dissuade d’y pénétrer seul et sans précautions certaines. Homologue au Pardès divin, au site même de la Présence divine, quiconque s’y aventure de son propre chef risque d’y laisser sa vie comme Ben Zoma, ou sa foi comme Ah’er, ou sa raison. Mais quiconque y satisfait en reviendra sain et sauf, à l’instar de Rabbi Akiva. On s’efforcera à notre mesure de respecter un pareil protocole qui exige pour commencer que l’on décline les mobiles personnels d’une telle investigation[1].
Si le livre d’Ezéchiel s’inaugure par la vision du Chariot, il se conclut par le relevé du plan relatif au troisième Temple de Jérusalem, celui qui, jusqu’aujourd’hui, reste à reconstruire après la destruction du second par les armées de Titus en 70 de l’ère chrétienne. Quiconque s’attache à cette reconstruction, dont il doit alors redécouvrir les échelles et les éléments, doit d’abord comprendre d’une part que le plan de ce Temple et que la vision du Chariot se correspondent homothétiquement, et d’autre part, que ce troisième Temple, succédant au second qui succédait au premier, constitue par la même une séquence, un processus dont il faut comprendre l’origine, les modalités et les finalités.
Dans la symbolique biblique, le chiffre trois marque toujours une élaboration. Le chiffre 1 instaure un thème, le chiffre deux en marque la modification – et parfois l’altération, le chiffre trois est celui d’un aboutissement, d’une synthèse.
C’est pourquoi cette même symbolique réunit trois patriarches : Abraham, Isaac et Jacob tandis qu’au niveau épistémologique et méthodologique la pensée talmudique se veut ternaire, constituée par un première base prise dans la Thora écrite puis par une explicitation dans la Michna – vocable formé sur la racine CheNi – la dualité – et enfin par un approfondissement controversif de cette explicitation nommée alors guémara, sur la racine GMR qui indique une conclusion consentie, ce que désigne assez bien le verbe anglais to settle.
Autant dire que si la vision du troisième Temple dans la prophétie d’Ezéchiel revêt un sens spécifique apparaissant dans le cadre même de cette prophétie, elle tire aussi sa signification plus dynamique cette fois de son insertion dans la séquence devenue ternaire des trois Temples ainsi décrits dans la Thora. D’autres précisions préliminaires s’avèrent cependant indispensables.
Cette séquence elle-même ne se comprend que si l’on en rapporte les trois phases à celle originelle qui a consisté dans la confection et l’édification du Sanctuaire, du Michkane, lors de la Traversée du désert.
Ce qui conduit à en préciser aussi les coordonnées : si le Sanctuaire du désert était mobile, nomade et si les deux premiers Temples de Jérusalem furent fondés dans un ressort géographique, édifiés dans un espace, le troisième Temple lui, du fait qu’il ne soit pas encore construit, se conçoit et se projette dans le Temps.
Il correspond non pas à une géométrie spatiale mais bien à une géométrie temporelle dans laquelle les plans fixes sont secondaires au regard des vecteurs directionnels.
Par ailleurs la vocation de ce Temple concerne l’humanité en tant que telle dont le peuple juif devient l’annonciateur. Car c’est seulement dans cette prophétie que le prophète est systématiquement qualifié de ben Adam, de Fils de l’Homme, pour bien souligner que l’information divine dont il est le réceptacle et le transmetteur est bien à destination du genre humain tout entier.
Non pas que les deux premiers Temples n’eussent pas satisfait à cette obligation qui apparaît dès la construction du Sanctuaire dans le désert, comme l’indique à ce propos le verset du Lévitique consacré aux korbanot, aux sacrifices qu’il vaut mieux qualifier, en respectant l’étymologie du vocable hébraïque originel, de liturgies du rapprochement : « Lorsqu’un homme (adam) approchera … » ( Lv, 1, 2).
Mais s’agissant du troisième Temple, cette dimension-là est pour ainsi parler surlignée comme s’il fallait comprendre qu’il Appartenait au genre humain dans son intégralité de participer à cette construction qui ne se réduit pas à l’édification d’un bâtiment, pour aussi extraordinaire qu’il paraisse.
Dans ces conditions, il faut encore comprendre que le but de la construction du Temple n’est pas le Temple lui-même mais, si l’on peut dire, la construction personnelle, individuelle et collective des constructeurs en personne.
Car le récit biblique et les commentaires du Talmud pour leur part insistent autant sur la construction des deux Temples que sur leur destruction laquelle est alors imputée, sans nulle complaisance ni concession, à la destruction préalable du peuple dont le Temple était de ce fait déserté par la Présence divine[2].
Telle est la tension qu’il faut ainsi savoir discerner entre l’architecture matérielle et symbolique du Temple, d’une part, et d’autre part, l’« anarchitecture », si l’on peut ainsi la qualifier, du peuple dont il est l’emblème.
I. A propos des deux premiers Temples. Architecture matérielle et « anarchitecture » humaine.
La construction des deux premiers temples ne peut se comprendre si l’on ne comprend pas d’abord qu’ils constituèrent la translation territoriale et la fondation topographique du Sanctuaire, du Michkane, édifié par les Bnei Israël lors de la Traversée du désert.
A cet égard quelques nouvelles précisions terminologiques s’imposent. En premier lieu à quoi correspond exactement dans la présente analyse le terme de « temple » ? L’on sait que le vocable vient du latin templum. Cette mise au point étymologique ne se veut pas de simple érudition. Il s’agit de savoir si le terme latin, avec son investissement conceptuel, correspond aux termes et expressions hébraïques usitées en ce domaine, soit Michkane et beth Hamikdach. Cette correspondance n’est guère assurée.
En latin et dans la religion romaine, le « Templum » concernait l’espace sacré constitué par la projection sur l’espace terrestre par les pontifes habilités du plan dessiné dans le ciel par le vol des oiseaux augures. Dans les temples ainsi conçus étaient disposées les figurations des divinités tutélaires identifiées à différentes puissances telluriques ou facultés intellectuelles dont les cultes ne convergeaient pas toujours.
Sauf sous l’autorité de l’Imperator considéré aussi comme Pontifex maximus. Ce n’est certes pas à dire que la religion romaine n’était pas habitée par l’idée de transcendance mais celle-ci ne correspondait pas à l’idée du Dieu-Un (eh’ad), autrement dit unifiant, de la religion biblique.
On relèvera aussi, en termes de « choc des civilisations », que c’est bien l’Empire de Rome qui s’attachera à la destruction du second Temple de Jérusalem après que Babylone eut détruit le premier du genre. Comprendre la signification et la symbolique spécifiques du temple biblique, du Beth Hamikdach, est donc indispensable puisque cette locution peut être traduite par « Maison de la sanctification », locution dont le sens n’est pas réductible à celui du Templum latin. Dans la Bible la sanctification est la dimension homologue de Dieu et de l’Humain conçu et façonné en corrélation avec le Créateur, selon l’axiome du Lévitique : « Vous serez saints car je suis saint » ( Lev; 19, 2 )[3].
C’est par sa sanctification que l’humain se rapproche tangentiellement ( devékout ) du Créateur, sans identification confusionnelle possible avec lui puisque l’humain ( haadam) est, entre autres, délimité en son temps de vie tandis que c’est en Dieu que se trouve la source et la cause de l’éternité ( netsah’ ).
Alors quel rapport entre cette sanctification et le Michkane du désert ? Au regard de ce qui vient d’être relevé à propos de la sanctification, observons que le Michkane est également nommé Mikdach.
Précisons le sens de ces deux termes et leur interaction. Le Michkane est ainsi désigné, entre autres, parce qu’il est voué à accueillir la Présence divine, la Chekhina. Ces deux vocables sont bien construits sur la racine ChaKheN qui désigne le voisinage. Mais que signifie être voisin ?
ChaKheN peut être lu comme Che– Khen, ce qui suscite le khen, autrement dit ce vocable par lequel le récit de le Genèse confirme l’adéquation de la création en actes et de l’intention divine : « Et Dieu opéra une séparation entre les eaux d’en haut et les eaux d’en bas. Il en fut ainsi ( vayehi khen ) ( Gn, 1, 7) ».
Le voisinage ainsi entendu ne désigne pas un rapport de simple coexistence, une juxtaposition statique, mais une adéquation, un assemblage, un ajustement, constants.
L’on ne s’étonnera guère que ce terme apparaisse pour la première fois dans le récit biblique après une opération séparatrice et la con-jonction qui s’ensuit. A son tour, le Michkane est ainsi nommé parce qu’il assure la conjonction adéquate de Dieu et de son peuple, représentatif du genre humain; parce qu’il valide leur Alliance, leur Berith.
Pourquoi l’autre dénomination : Mikdash ? Parce que celle-ci conduit à celle-là. Et une fois de plus pour bien le comprendre, et avant même que de se remémorer quels sont les éléments constitutifs du Michkane-Mikdash, il importe de rappeler à la suite de quels événements le peuple des Bnei Israël s’entend prescrire cette construction ( Ex, 25, 8 ).
Dans la Tradition juive si deux opinions s’opposent sur ce sujet, elles présentent néanmoins un point commun. Pour l’une cette prescription était antérieure à l’épisode dit du Veau d’or ; pour l’autre elle lui est postérieure.
Cette divergence chronologique fait apparaître toutefois la position centrale de cet épisode lui-même dont il faut rappeler les éléments essentiels.
Moise s’est élevé au mont Sinaï pour y recevoir les dix Paroles gravées sur les deux tables de l’Alliance. En attendant son retour il a confié le peuple à la garde de son frère Aaron. Mais le jour même prévu pour son retour il semble que Moise soit en retard ( Ex, 32 ).
L’émeute gronde aussitôt et une formidable régression commence[4]. Les meneurs déclarent Moïse disparu et enjoignent à Aaron de leur confectionner un Dieu qui sera réputé les avoir fait sortir le peuple d’Egypte. Aaron croit devoir s’exécuter, tente de gagner du temps, et sous la menace forge une sorte de forme animale à laquelle sans autre délai un culte orgiaque est rendu.
Ce dont Dieu informe Moïse. En s’approchant du camps et découvrant l’hilarion battant son plein celui-ci brise les deux Tables de l’Alliance, fait fondre le Veau d’or , le réduit en particules qu’il donne à boire aux participants à l’orgie. Après quoi jugement est rendu avec l’appui de la tribu restée fidèle, celle des Lévites dont lui-même et Aaron sont issus.
Puis il s’élève à nouveau sur le Sinaï pour tenter d’obtenir le pardon divin. Et il l’obtient. Avec ces deux nouvelles dispositions : il écrira deux autres Tables, analogues aux premières, ensuite il entreprendra avec l’ensemble du peuple l’édification du Mikdach- Michkane.
L’on est ainsi conduit à comprendre que celui-ci constituera la réparation thérapeutique de la régression du veau d’Or auquel il s’oppose terme à terme. Quelles sont les caractéristiques de l’idole déifiée ?
Elle n’est pas une œuvre collective. Aaron l’a confectionnée personnellement et – circonstance aggravante – il l’a fait sous la menace. Ce qui en est sorti est une pseudo – forme, indistincte, ne suscitant rien d’autre que des associations d’idées jaculatoires et passionnelles, sans suite, sans lendemain.
Sauf qu’elles auront participé à une réécriture de l’Histoire sous l’emprise de pareilles pulsions. Et qu’en est-il résulté ? La dé-formation du peuple de l’Alliance, sa dé- figuration.
Où l’on retrouve nos deux opinions précitées, soit que l’épisode du Veau d’or ait suscité le déni de ce que symbolise a priori le Michkane –Mikdash, soit que ce que symbolise le Michkane –Mikdache fût destiné à pallier les effets de cette régression et même à en guérir les causes.
Dans les deux cas, il faut se remémorer quelles étaient les particularités du Sanctuaire proprement dit puisque celui-ci était constitué d’un contenu et d’un contenant, l’un et l’autre investi par une symbolique essentielle[5].
A suivre…
Raphaël Draï zal, 3 juillet 2009 Source: raphaeldrai.wordpress.com
[1] Ce texte reprend la conférence prononcée le 11 juin 2009 au temple maçonnique d’Aix en Provence, en « tenue ouverte » , à la mémoire du Pr. Bruno Etienne. Celui-ci devait recevoir la médaille du 50eme anniversaire de son Obédience. Il ne l’avait acceptée qu’à la condition que la présente conférence fût prononcée. Une âme survit toujours à la mort quand la parole qui la concerne est honorée. Notre gratitude s’adresse notamment au Dr Robert Djian pour l’organisation de cette soirée de vivante amitié.
[2] Talmud de Babylone, Traité Guittin.
[3]
[4]
[5] Raphaël Draï, La Traversée du désert.L’invention de la responsabilité, Fayard, 1988.
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