«Le rapprochement Moscou-Pyongyang est un revers tactique pour la Chine»: le flirt Kim-Poutine inquiète Pékin
Par Sébastien Falletti, correspondant en Asie
DÉCRYPTAGE – L’Empire du milieu redoute que l’alliance militaire n’attise les tensions à ses portes, sur la péninsule coréenne.
L’ambiance est fraîche au pied de la tour de l’Amitié, ce 25 octobre, au cœur de Pyongyang. En costume sombre d’apparatchiks, les diplomates de l’ambassade de Chine entonnent en chœur leur hymne national face au monument de granit commémorant l’entrée des soldats « volontaires » de Mao dans la guerre de Corée, il y a soixante-quatorze ans.
Mais aucun représentant de l’hôte nord-coréen n’est présent au pied de la colline Moran pour célébrer la fraternité « communiste » face à « l’agresseur » américain, contrairement à la tradition.
Kim Jong-un s’est contenté d’envoyer une gerbe sans même daigner déléguer des officiels à ce rituel célébrant pourtant l’alliance forgée « dans le sang » avec Pékin, à la rescousse de son grand-père Kim Il-sung, alors submergé par les forces du général MacArthur en 1950. Cette célébration en solitaire est un nouvel indice du coup de froid diplomatique régnant depuis quelques mois entre la deuxième puissance mondiale et son turbulent voisin, alors que le « leader suprême » approfondit son alliance militaire avec Vladimir Poutine.
« Instabilité mondiale »
Une autre entrée en scène fracassante de troupes est venue assombrir le tableau ces dernières semaines: celle des soldats de Corée du Nord sur le front ukrainien, au service de la Russie. Les forces du « maréchal » Kim Jong-un ont participé à leurs premiers combats dans la région de Koursk début novembre, selon les officiels américains. L’avant-garde d’un déploiement d’un contingent fort de 10.000 mercenaires venant des rangs de la pléthorique Armée populaire de Corée, selon le NIS, le service de renseignement sud-coréen.
L’épaisse langue de bois de Pékin peine à cacher son inquiétude face à cette incursion sans précédent de son « petit frère » sur le théâtre européen, qualifié de premier pas vers une « instabilité mondiale », selon Volodymyr Zelensky, le président d’Ukraine. La Chine « n’est pas au courant » de ces déploiements militaires, a botté en touche Lin Jian, porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois, le 1er novembre.
La Russie et la Corée du Nord sont « deux États indépendants » et la façon dont ils coopèrent est « leur affaire » a ajouté sèchement le diplomate. « Les Chinois ne sont pas contents, car ils ont été laissés dans le noir », juge Chun Yung-woo, ancien conseiller présidentiel, à Séoul. Moscou et Pyongyang n’ont pas démenti officiellement ces renforts, et affichent au grand jour leur nouvelle alliance gravée par un traité de défense mutuel signé en juin, lors d’une visite en fanfare de Poutine au royaume ermite.
Pékin craint que l’alliance entre Moscou et Pyongyang n’exacerbe encore la situation déjà dangereuse sur la péninsule coréenne. Shi Yinhong, Université Renmin, à Pékin
Cette fuite en avant belliqueuse vient renforcer l’agacement de la Chine de Xi Jinping, spectatrice de ce flirt qui menace de semer en retour l’instabilité à ses portes, en plein bras de fer avec l’Amérique de Donald Trump. « Pékin craint que l’alliance entre Moscou et Pyongyang n’exacerbe encore la situation déjà dangereuse sur la péninsule coréenne », juge Shi Yinhong, de l’université Renmin, à Pékin. Avec à la clé, un possible dérapage frontalier qui ramènerait l’attention de Washington sur la poudrière nucléaire d’Asie du Nord-Est. Séoul et Pyongyang sont à couteaux tirés le long de la DMZ ces derniers mois, marqués par des incursions de drones, et l’explosion des dernières routes reliant les deux frères ennemis. Kim a également testé un missile balistique intercontinental (ICBM), à la veille de l’élection américaine.
Nouveau rapport de force
Fidèle à son culte du secret, la Chine se garde de publiquement briser la solidarité affichée face à l’Occident avec son « partenaire sans limite » russe, et son turbulent allié nord-coréen, lié par des intérêts stratégiques conjoint à long terme. Mais le tango entre Kim et Poutine à l’œuvre depuis l’invasion de l’Ukraine marque un nouveau rapport de force tendu, au sein du triangle Pékin-Moscou-Pyongyang, fleurant bon la guerre froide. Alors que les deux hommes forts se sont vus à deux reprises en moins d’un an, à Vladivostok en septembre 2023 puis à Pyongyang en juin, le président chinois n’a plus rencontré publiquement Kim depuis cinq ans.
Un froid persistant qui trahit à la fois un manque d’alchimie personnelle et la volonté du leader suprême de se dégager de l’emprise dominatrice d’un grand voisin dont sa survie économique dépend. « Kim a été déçu par la Chine, et n’a pas apprécié pas les “leçons” de Xi à son égard. Il juge que sa dépendance est un péril », selon Chun Yung-woo, qui est aussi président du Korean Peninsula Peace Forum.
Près de 90 % du commerce extérieur nord-coréen passe par « l’Usine du monde ». Le secrétaire général du Parti communiste chinois avait pourtant cajolé le jeune dictateur en 2019, à l’heure de ses relations particulièrement bonnes avec Donald Trump, lui promettant d’appuyer le développement du pays de 23 millions d’habitants, frappés par les privations.
« Pont de l’amitié »
Aujourd’hui, les signes de frictions se multiplient, avec à la clé de possibles représailles chinoises. Aucun haut dirigeant du Parti n’a fait le déplacement dans la capitale nord-coréenne pour les célébrations des 75 ans des relations diplomatiques en octobre, contrairement à l’an passé. Les exportations chinoises vers le pays reclus ont chuté de 12 %, et même de 98 % pour les produits agricoles, entre janvier et août, par rapport à l’an passé. Et l’immense « pont de l’amitié » suspendu sur le Yalu achevé en 2015 n’a toujours pas été inauguré.
Pyongyang se rebiffe et a même dénoncé le déploiement de stations radio chinoises jugées proches de sa frontière, selon l’agence Kyodo. Pendant ce temps, le commerce entre la Corée du Nord et la Russie voisine a bondi de près d’un tiers selon la Friedrich Naumann Foundation, alors que le régime paria aurait livré plus de 3 millions d’obus à l’armée russe, se profilant en premier soutien de l’effort de guerre du Kremlin.
Pékin est pris de court par cette coopération entre son « partenaire » russe et son turbulent allié, qu’elle ne peut dénoncer publiquement, drapé dans son principe de « non-ingérence ». « La Chine ne peut pas dire grand-chose, et la Corée du Nord comme la Russie n’écouteraient pas ses conseils », juge Shi. Le géant redoute des transferts de technologie qui permettrait à Kim d’accélérer sa fuite en avant nucléaire, avec un potentiel effet domino sur Séoul et Tokyo.
Tactique de négociation musclée
Le régime craint un septième essai atomique à ses portes, qui ferait trembler le sol jusque dans les provinces chinoises voisines. Le renforcement des capacités satellitaires, le développement de sa force sous-marine, ou la modernisation de sa flotte aérienne de combat sont plus probables, et seraient un moindre mal, mais risque d’encourager l’aventurisme du « leader suprême ». « La Chine a peur que Kim soit décomplexée grâce à l’appui russe », juge Cheong Seong-chang, chercheur au Sejong Institute, à Séoul.
Pour autant, cette crispation n’augure pas d’une rupture, mais plutôt d’une tactique de négociation musclée des Kim en quête de survie, jugent les analystes. Elle s’inscrit dans une histoire de méfiance de la péninsule coréenne envers l’empire du Milieu, remontant avant même les invasions mongoles. « Le Japon est notre adversaire d’un siècle, la Chine est notre ennemi de mille ans », affirme un dicton populaire au royaume ermite, rappelle Bruce Bennett, chercheur à la Rand Corporation.
La relation sino-nord-coréenne est un mariage de convenance qui réclame parfois un conseiller conjugal. Nous sommes dans une de ces séquences, mais cela ne signifie pas que l’alliance se brise Chad O’Caroll, fondateur du site NK News.
Un credo repris par la dynastie fondée par Kim Il-sung, installée par les Soviétiques, et qui avait su jouer de la rivalité entre Staline et Mao pour avancer ses pions, et assurer in fine sa survie. Son petit-fils reprend aujourd’hui la même partition en se profilant comme le meilleur allié du Kremlin, diversifiant son jeu, tout en faisant monter les enchères à Pékin. « La relation sino-nord-coréenne est un mariage de convenance qui réclame parfois un conseiller conjugal. Nous sommes dans une de ces séquences, mais cela ne signifie pas que l’alliance se brise », pointe Chad O’Caroll, fondateur de NK news.
Pivot asiatique de Poutine
La Corée du Nord demeure un glacis stratégique indispensable aux stratèges chinois pour protéger leur flanc nord-est, face aux 28.500 soldats américains postés en Corée du Sud. S’ils redoutent une escalade incontrôlable sur la péninsule, alimentée par l’appui russe, elle pourrait offrir un abcès de fixation à point nommé en cas de crise à Taïwan.
« Le rapprochement Moscou-Pyongyang est un revers tactique pour la Chine, mais lui sied sur le plan stratégique à long terme face aux États-Unis. La péninsule permet d’accaparer les forces américaines en cas d’opération dans le détroit », juge Chun. Le pivot asiatique de Poutine à l’œuvre depuis l’invasion de Kiev vient en effet encore compliquer la tâche du Pentagone dans ce verrou stratégique.
Déjà sous Mao, le sort de la péninsule et celui de Taïpei étaient inextricablement liés : la guerre de Corée avait repoussé l’invasion de l’île rebelle prévue par le Grand Timonier. Sept décennies plus tard, le 38e parallèle offrirait un théâtre de diversion précieux à l’Armée populaire de libération de Xi.
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