Le faux livre qui accuse les Juifs
Dans la lumière verte des écrans de contrôle, quelque part entre Tel-Aviv et Washington, les analystes le surnomment déjà « le manuel fantôme ». Un livre dont personne n’a jamais vu la couverture, jamais tenu l’exemplaire, jamais trouvé la trace dans un catalogue sérieux… mais qui, sur les réseaux sociaux arabophones, se propage comme s’il était rangé sur toutes les étagères du monde. Son nom : L’Islam fatigué. Son auteur supposé : un mystérieux Juif ou « sioniste » répondant au nom de Jacob – parfois Yaakov – Dunne.
Le scénario est classique, digne d’un mauvais thriller de gare : selon la rumeur, ce livre détaillerait un plan juif secret pour démanteler l’islam et les sociétés arabes de l’intérieur. Dans les vidéos TikTok, sur Facebook et dans les forums, on jure qu’il existe au moins sept volumes, quatre éditions depuis 2011, et qu’il trône jusque dans les rayons de la Bibliothèque du Congrès à Washington. Les enquêteurs du numérique qui ont vérifié le catalogue n’y ont pourtant trouvé… rien. Pas une ligne, pas un numéro d’inventaire. (JNS.org)
C’est en 2019 qu’apparaît l’un des premiers « indices ». Sur la page Facebook d’un cheikh, un long texte présente un résumé d’un chapitre intitulé « La fin des Arabes ». On y décrit, avec un sérieux glacé, une prétendue stratégie juive pour faire tomber l’Arabie saoudite : corrompre les femmes en les poussant à voyager seules, importer les mœurs occidentales, injecter individualisme et « amour de soi » chez les enfants pour les dresser contre leurs parents, semer la discorde dans les mosquées en attaquant les imams et les prêches du vendredi, multiplier les interprétations religieuses pour fragmenter la communauté. La technologie, enfin, serait l’arme principale : montrer sans cesse les « aspects négatifs » de la culture musulmane afin de saper la foi. (JNS.org)
Au fil des années, le complot s’enrichit comme un feuilleton dont chaque influenceur réécrit la saison. Des auteurs de sites religieux étendent le terrain de jeu de ce soi-disant plan à toute la péninsule arabique. Un youtubeur jordanien affirme que des exemplaires du livre seraient conservés à la Maison Blanche et dans les ambassades américaines. Plus récemment, une influenceuse très suivie partage une vidéo alarmiste : elle y présente L’Islam fatigué comme la preuve ultime d’un complot global contre les musulmans. La séquence est reprise en boucle sur Instagram, Facebook, TikTok ; on compte des milliers de Reels et certaines vidéos cumulent des dizaines de milliers d’interactions. (jpost.com)
Sur le terrain, le mode opératoire est celui d’une opération d’influence parfaitement huilée. Les vidéos affichent de faux « extraits » du livre, souvent sous forme de listes : promouvoir le féminisme pour « détruire la famille », vider les mosquées, glorifier la liberté individuelle, exploiter Internet pour contrôler la jeunesse musulmane. Des mentions d’éditeur, d’année de parution, de ville d’impression sont inventées pour donner un vernis de crédibilité. Les narrateurs appellent les internautes à partager le contenu « par devoir religieux », transformant chaque utilisateur en agent involontaire d’une campagne de désinformation. (Algemeiner.com)
Face à ce phénomène, une petite équipe de spécialistes de la haine en ligne suit la piste comme un service de renseignement traquerait une cellule clandestine. Cette ONG, qui surveille l’antisémitisme en plusieurs langues, a fini par lui donner un nom de code : « Tired Islam ». Elle en a reconstitué la structure, les variantes, les réseaux de diffusion et les mots-clés qui déclenchent les algorithmes des grandes plateformes. Sa directrice compare cette fiction toxique à une version numérique des anciens Protocoles des Sages de Sion : même paranoïa, mêmes stéréotypes antisémites, mais emballés dans un discours pseudo-intellectuel taillé pour l’ère des likes et des partages. (Algemeiner.com)
Le plus inquiétant, dans ce roman qui n’existe pas, c’est qu’il produit des effets bien réels. Le fil narratif présente les Juifs comme un « ennemi collectif » de l’islam, un bloc monolithique obsédé par la destruction de la foi des autres. Quand ce récit est présenté comme un avertissement religieux urgent, il devient un carburant idéal pour ceux qui cherchent un prétexte à la haine, voire à la violence. Les garde-fous des plateformes, eux, peinent à suivre : dans de nombreux cas, le contenu lié à L’Islam fatigué n’est pas retiré, au motif qu’il ne violerait pas clairement les règles en vigueur. (Algemeiner.com)
Dans un bon roman d’espionnage, la conclusion appartient au lecteur : à lui de deviner qui manipule qui. Ici, le « grand complot » n’est pas dans un livre introuvable, mais dans la capacité de quelques acteurs malveillants à exploiter la crédulité, la colère et les outils d’une économie numérique qui récompense le scandale. Rappeler que le fameux volume n’existe pas, démonter patiemment ses faux extraits, exiger des plateformes qu’elles appliquent leurs propres règles : ce ne sont pas des rebondissements spectaculaires, mais ce sont les seules méthodes efficaces pour empêcher qu’un fantasme de librairie ne se transforme en menace bien réelle pour des communautés entières.
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