«Aucun avion d’une puissance militaire liée à l’Otan ne peut décoller sans l’autorisation de M. Trump », a lancé dimanche sur France 3 Jean-Luc Mélenchon. L’avion de combat F-35 américain est-il réellement désactivable à distance par les Etats-Unis ? Plusieurs pays sont-ils en train d’annuler leurs commandes de ce chasseur furtif, en raison des récentes déclarations du président Donald Trump, qui laisse entendre qu’il pourrait se désengager de la défense en Europe ?
20 Minutes a interrogé Etienne Marcuz, spécialiste des systèmes et technologies stratégiques, et Stéphane Audrand, consultant en risques internationaux, pour comprendre ce qui est en train de se jouer autour de l’avion américain. Voici ce qu’il faut savoir sur la polémique qui monte.
Quels sont les pays qui pourraient réellement se détourner du F-35 ?
Il y a d’abord la Turquie « sortie du programme F-35 par les Etats-Unis, et qui tentait d’y revenir, explique Stéphane Audrand. Mais elle vient de notifier une commande d’Eurofighter au Royaume-Uni, ce qui veut dire qu’elle acte qu’elle ne reviendra pas [vers le F-35]. » La Suisse, de son côté, « se pose des questions », poursuit le spécialiste. « Les Suisses avaient initialement fait une évaluation entre le Gripen, l’Eurofighter et le Rafale, de laquelle le Rafale était sorti assez haut la main, détaille-t-il. Puis l’administration Biden les avait convaincus que le F-35 était tout de même bien mieux. Aujourd’hui, il est possible qu’ils retournent à leur choix initial [du Rafale]. »
Le Portugal prévoit également de s’équiper en F-35, mais pourrait finalement se retourner vers un appareil européen. Oui mais lequel ? « Le problème du Gripen, qui est suédois, et de l’Eurofighter, britannique, est qu’ils sont équipés avec pas mal d’éléments américains, pointe Etienne Marcuz. Reste donc le Rafale, qui est quasi-indépendant des chaînes d’approvisionnement américaines. C’est son gros atout. Son problème, c’est sa chaîne de production, déjà saturée par les commandes nationales et l’export. » Et il y a enfin le Canada, dont le processus dans le programme F-35 était plus avancé que ces pays, mais qui pourrait quand même chercher une autre voie au regard de la dégradation des liens avec l’administration Trump. « Ils pourraient éventuellement aller vers l’Eurofighter et le Rafale », avance Etienne Marcuz.
« Le Portugal, le Canada et la Suisse sont des pays qui ont pris du retard dans leurs flottes de chasse, ajoute Stéphane Audrand. Ils ont beaucoup traîné pour se renouveler, ne se sentant pas particulièrement menacés. Là, ils arrivent en bout de course d’acquisition, mais ils n’ont pas encore signé, et il y a une tentation de changer leur fusil d’épaule à la dernière minute. »
Les Américains peuvent-ils réellement clouer au sol à distance le F-35 ?
« On va tout de suite arrêter avec les fausses rumeurs : il n’y a pas de « kill switch » [que l’on peut traduire en « bouton d’arrêt d’urgence »] qui permettrait à un type planqué à Langley [où se trouve le siège de la CIA] d’immobiliser un avion à distance, assure Stéphane Audrand. Il n’y a pas non plus de prise en mains de l’avion par les Américains. » « Les Européens n’ont pas à demander la permission aux Américains » de faire voler l’appareil, ajoute Etienne Marcuz.
Alors, d’où sortent ces allégations ? « Il est cependant vrai qu’il y a un certain nombre de choses qui rendent cet avion extrêmement captif de son constructeur Lockheed Martin, et donc de l’Etat américain », avance Stéphane Audrand. A commencer par le logiciel de maintenance préventive Odin, auquel il faut connecter l’avion tous les 90 jours au minimum, sans quoi il désactive l’appareil. « Donc, effectivement, dans l’absolu, tous les F-35 de tous les clients, y compris ceux de l’US Air Force, s’ils restent 90 jours sans être connectés avec les serveurs de maintenance, restent cloués au sol », poursuit Stéphane Audrand. « Mais il faut comprendre que ce logiciel succède à un autre logiciel, qui clouait l’avion au sol au bout de quelques jours seulement s’il n’était pas connecté. Les Américains ont fini par convenir que cela pouvait poser problème en cas de cyberattaque, et ont estimé qu’une période de 90 jours » offrait une liberté suffisante aux utilisateurs.
Ce logiciel de maintenance préventive, « qui fait que chaque pièce, chaque sous-système sont surveillés en permanence pour analyser son état d’usure et sa consommation de potentiels » n’est toutefois pas sans faire débat. « Cela envoie des informations de maintenance en permanence à l’industriel américain, relève Etienne Marcuz. C’est très indiscret puisque l’utilisation de l’appareil est rapportée à Lockheed Martin. »
Mais, « tout est négociable, enchaîne-t-il. Et finalement, ce n’est certainement pas anodin pour un pays de menacer de changer d’avion. C’est certainement un levier de négociation avec Lockheed Martin. On sait que les Israéliens ont obtenu d’avoir beaucoup plus de latitude pour débrancher certains des sous-systèmes sur leurs F-35, et à avoir la main sur des opérations de maintenance. »
Quels sont les autres pays engagés dans le programme F-35 ?
L’Allemagne en a commandé 35, la Belgique 34, le Danemark 27, l’Italie 90, et la Roumanie 32. « Pour les pays qui ont déjà passé un contrat, cela sera quasi impossible de l’annuler, même s’ils le voulaient, car cela leur coûterait une fortune, pointe Etienne Marcuz. En plus, cela provoquerait un casus belli commercial avec les Etats-Unis, et quand on voit leur pouvoir de nuisance, il y aurait très certainement des représailles économiques très dissuasives, pour n’importe quel pays. »
Le spécialiste convient toutefois que certains de ces pays pourraient se trouver gênés aux entournures avec l’avion de chasse américain. « Prenez le Danemark, s’il faut aller défendre le Groenland face aux Etats-Unis, ils risquent d’être bien embêtés avec leurs F-35… Dans un autre registre, il y a les Allemands, qui ont acheté des F-35 capables d’embarquer des bombes B61 pour pouvoir continuer à participer à la dissuasion nucléaire de l’Otan. Or, on se rend compte que la dissuasion américaine élargie est remise en cause. Ils ont donc potentiellement acheté des F-35 pour pas grand-chose… »
Pourquoi tous ces pays ont-ils fait le choix du F-35 ?
Il est facile de réécrire l’histoire, et de pointer du doigt aujourd’hui ces pays pour avoir privilégié les Américains au détriment des Européens, et notamment des Français et du Rafale. « Surtout, on parle quand même du F-35, un appareil unique à l’heure actuelle dans le monde, avec des capacités de furtivité et de combat infocentré [avec partage de l’information] d’un niveau inégalé », relève Etienne Marcuz.
« C’est un avion hyperconnecté, avec beaucoup d’électronique, qui est sensé tout faire, avec une version porte-avions [à décollage vertical], une version décollage court, et au final c’est un appareil qui fonctionne très bien », confirme Stéphane Audrand. Il ajoute qu’une autre vertu du programme F-35, « est qu’il y a du partage industriel avec les pays participant ». « Chez Dassault, quand vous achetez du Rafale, 100 % de l’appareil est fait en France, et il y a zéro partage industriel possible. »
Au final, « en Europe, hormis la France qui est un cas particulier, peu importe l’avion », estime Stéphane Audrand. « Tous les pays européens se préparent à faire la guerre au sein de l’Alliance, avec des structures de commande américaines, des liaisons tactiques américaines, des avions radar et des avions de guerre électronique américains. Quand on a tout ça qui est fourni par les Etats-Unis, à la fin, l’avion de combat, ce n’est pas le problème. » Le F-35, en somme, « c’est un peu l’arbre qui cache une forêt de dépendances envers les Américains ».
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