La mer Rouge, carrefour maritime essentiel pour le commerce mondial, vit une crise sécuritaire inédite en raison des manœuvres stratégiques des Houthis. Les récents affrontements israélo-palestiniens ont ravivé et complexifié cette situation déjà en tension, mettant en lumière l’escalade des opérations militaires des Houthis et leurs répercussions sur la dynamique régionale.
La mer Rouge plongée au cœur d’un conflit régional
Carrefour maritime stratégique, la mer Rouge est aujourd’hui au cœur d’une crise sécuritaire croissante, marquée par une intensification des actions perturbatrices d’un groupe chiite : Ansar Allah (ce qui se traduit par « Partisans de Dieu »), un mouvement politico-militaire yéménite, plus communément appelé Houthis. Le point de départ de cette escalade trouve ses racines dans la reprise du conflit israélo-palestinien fin 2023. Cette montée des tensions a eu des répercussions directes sur la dynamique régionale, influençant les agissements d’Ansar Allah. En signe de solidarité avec les Palestiniens et pour marquer leur opposition à Israël, les Houthis ont intensifié leurs opérations militaires en mer Rouge, une stratégie visant à attirer l’attention internationale sur leur cause et à exercer une pression sur les acteurs régionaux et mondiaux. Le naufrage d’un cargo transportant 21 000 tonnes d’engrais à base de sulfate de phosphate d’ammonium le samedi 2 mars marque le cap d’un nouveau seuil de danger dans la route maritime. En addition au fait que ce soit le premier navire coulant depuis l’ouverture des hostilités, il s’agit aussi d’une catastrophe écologique qui s’étendrait dans les eaux territoriales du Yémen et en mer Rouge. Julien Jreissati, directeur de programme à Greenpeace Moyen-Orient et Afrique du Nord, informe que cette perturbation pourrait avoir des conséquences considérables, affectant diverses espèces qui dépendent de ces écosystèmes et, par ricochet, pouvant avoir un impact sur les moyens de subsistance mêmes des communautés côtières.
Les Houthis, exploitant leur capacité militaire accrue et le soutien de l’Iran, ont ainsi ciblé des navires commerciaux et militaires, utilisant des drones, des missiles balistiques et des mines marines. Ces attaques visent non seulement à perturber le trafic maritime dans l’un des corridors les plus vitaux pour le commerce mondial, mais aussi à projeter leur influence au-delà des frontières du Yémen. Le canal de Suez importe pour 10 à 15% du commerce mondial, dont le pétrole, et 30% du volume mondial de transport de conteneurs. Selon Xeneta, une entreprise spécialisée dans les données sur le fret maritime et aérien, effectuer un trajet autour de la pointe sud de l’Afrique coûte aux transporteurs comme Maersk et Hapag-Lloyd un million de dollars supplémentaires par navire, principalement en raison des coûts de carburant plus élevés. Les coûts mondiaux de transport maritime pour un conteneur typique de 12 mètres ont atteint 3 786 dollars en février, soit une augmentation de 90 % par rapport à l’année précédente, selon l’indice mondial des conteneurs Drewry. Pour le même conteneur voyageant de Shanghai en Chine à Rotterdam aux Pays-Bas, le coût a grimpé de 158 % par rapport à l’année précédente pour atteindre 4 426 dollars. La carte suivante montre l’importance de la mer Rouge pour la santé des marchés mondiaux en approvisionnements, en se basant sur une vitesse de 16 nœuds.
Selon Peter Sand, analyste principal chez Xeneta, environ 90 % de la capacité habituelle des navires porte-conteneurs traversant la mer Rouge et le canal de Suez ont été redirigés autour de la pointe sud de l’Afrique. C’est dans ce contexte que le 18 décembre 2023, les États-Unis ont rassemblé une coalition pour lancer l’opération « Gardien de la prospérité » visant à sécuriser le commerce transitant dans la mer Rouge.
En s’impliquant indirectement dans le conflit israélo-palestinien, les Houthis cherchent à renforcer leur position dans la région et à s’imposer comme un acteur incontournable dans le paysage géopolitique du Moyen-Orient. Les efforts occidentaux afin de prévenir cette ascension des Houthis n’a pas reçu le soutien fervent comme autrefois de la Couronne Saoudienne, qui a refusé de fournir l’accès à son espace aérien aux engins de la US Air Force pour frapper Ansar Allah au Yémen.
L’ascension et impact d’Ansar Allah : de mouvement théologique à force militaire
Ansar Allah est un groupe rebelle yéménite qui émerge dans les années 1990 affilié au courant religieux zaydite de l’islam chiite, et dont le bastion se situe dans la province septentrionale de Saada au Yémen. Les Houthis (membres du mouvement) ont émergé en tant que soit disant « prêcheurs de la tolérance et la paix », puis ont évolué pour devenir un acteur majeur de la politique et du conflit au Yémen. Prenant de plus en plus d’ampleur sur la scène locale au début des années 2000, notamment dans le nord du Yémen, ce groupe s’est distingué par sa résistance contre le gouvernement yéménite et son opposition aux influences étrangères, notamment saoudiennes et américaines. En 2014, la capture de la capitale yéménite, Sanaa, par le mouvement a constitué une menace pour les intérêts stratégiques des États-Unis et de l’Arabie Saoudite. Ce changement de situation a incité l’Arabie Saoudite à intervenir dans la guerre civile yéménite, déclarant ainsi la guerre aux Houthis avec le soutien des États-Unis et d’Israël. L’Arabie Saoudite a justifié cette action en considérant que le contrôle des Houthis sur le Yémen représentait une menace pour ses routes commerciales passant par le Golfe d’Aden, reliant la Corne de l’Afrique à la Péninsule Arabique.
Financés et soutenus principalement par l’Iran, les Houthis se sont imposés comme un acteur incontournable du conflit yéménite, cherchant à renforcer leur contrôle sur le pays et à étendre leur influence régionale. Leurs attaques répétées en mer Rouge, ciblant les navires commerciaux et militaires, soulignent non seulement leur capacité militaire, mais aussi leur détermination à utiliser la voie maritime comme levier de pouvoir et de négociation. Cette stratégie d’Ansar Allah, distincte de celle d’autres groupes rebelles yéménites, représente un défi majeur pour la sécurité régionale et le commerce international. L’organisation a été retirée de la liste des mouvements terroristes par l’administration Biden, peu de temps après son emménagement à la maison blanche, une décision saluée par la communauté internationale à l’époque. Cette décision faisait suite à la classification du groupe comme terroriste par l’administration Trump à la fin de son mandat, une action qui avait été condamnée par l’Union européenne. Finalement, cette résolution fut de courte durée puisque dès le 16 février 2024, Ansar Allah a fait son retour sur la liste noire du U.S Department of State, en raison de ses attaques successives et actes de piraterie en mer Rouge. En revanche, la Chine et la Russie préfèrent adopter une posture plus souple diplomatiquement à l’égard des Houthis. Ainsi le 21 mars 2024 les deux pays ont conclu un pacte avec Ansar Allah pour garantir la sécurité de leurs navires en mer Rouge. Si Beijing et Moscou ne s’engagent pas derrière les actions d’Ansar Allah, ils ne les condamnent pas non plus et profitent des troubles que subissent les occidentaux pour accroître leurs influences respectives dans la région.
Les stratégies militaires et réponses internationales à cette croissance
Dès le 12 janvier, les forces occidentales dirigées par les États-Unis et le Royaume-Un, ont lancé une série de frappes ciblées contre les infrastructures et les capacités militaires d’Ansar Allah. Ces opérations, caractérisées par leur précision et leur envergure, visaient à neutraliser les capacités offensives des Houthis, notamment leurs installations de missiles et de drones. Le Premier ministre britannique Rishi Sunak s’est félicité des frappes menées par le Royaume-Uni, affirmant qu’elles portaient un coup dur à la capacité d’Ansar Allah. En revanche, le naufrage samedi 2 mars du Rubymar britannique nuance les anciens propos de Monsieur Sunak et impose une adaptation stratégique. Déjà aux moments qui suivaient les propos du Premier Ministre, les Houthis ont lancé de nouvelles attaques deux jours après ces frappes, mettant en évidence la résilience de leur réseau et la difficulté pour les forces occidentales de neutraliser une menace asymétrique et dispersée. Les États-Unis ont adopté une approche de communication plus maîtrisée, mettant l’accent sur la légitimité et la nécessité de leurs actions, tout en soulignant leur engagement envers la sécurité régionale et le respect du droit international. Cette différence de communication peut probablement s’expliquer par la connaissance approfondie des États-Unis de la zone géopolitique dans laquelle ils opèrent.
La remise en question de l’effet final recherché des opérations occidentales
L’efficacité de ces frappes est ainsi rapidement devenue un sujet de débat. D’une part, elles ont réussi à infliger des dommages considérables à certaines installations militaires d’Ansar Allah. D’autre part, la facilité avec laquelle le groupe a pu continuer ses opérations et lancer de nouvelles attaques en mer Rouge met en évidence la résilience de leur réseau et la et les difficultés que rencontrent les forces occidentales.
La poursuite des frappes sans un impact net sur la situation en mer Rouge conduira l’opinion publique et le politique, de manière inexorable, à s’interroger sur les objectifs réels et l’effet final recherché par ces interventions. D’une part, si l’objectif est de neutraliser la menace posée par Ansar Allah et de rétablir la sécurité maritime, les résultats actuels suggèrent que cette stratégie doit être réévaluée. La résilience d’Ansar Allah face aux frappes militaires indique que de simples actions militaires pourraient ne pas suffire pour atteindre une paix durable et la stabilité dans la région. Cela soulève la question de savoir si des approches plus nuancées, impliquant des efforts diplomatiques et des stratégies politiques, ne seraient pas plus appropriées pour atteindre un état de stabilité et de sécurité à long terme.
La capacité des forces occidentales à perturber durablement un groupe généralement présenté par les médias comme une faction rebelle, finira par être mise en doute à long terme. Ansar Allah, s’est avéré être une force militaire organisée et robuste, dotée de missiles balistiques et d’une capacité opérationnelle significative. Cette sous-estimation initiale du groupe a conduit à une mauvaise appréciation de leur force réelle, affectant potentiellement la stratégie de communication du Royaume-Uni. Cela pourrait également avoir influencé leur leur appréciation stratégique de la situation. Cette situation, justement, pourrait conduire à un scepticisme croissant quant à la capacité des forces occidentales à gérer des conflits asymétriques complexes, où l’adversaire n’opère pas selon les conventions de la guerre traditionnelle.
La nécessité de dialogue entre l’Iran et les États-Unis dans la géopolitique de la mer Rouge
Le rôle de l’Iran mérite une attention particulière, surtout à la lumière de récents développements géopolitiques. L’Iran, en attaquant le Pakistan avec des missiles balistiques, a démontré sa volonté de répondre de manière agressive aux menaces perçues, ce qui pourrait avoir des implications pour la crise en mer Rouge. Le soutien de l’Iran à Ansar Allah, déjà bien établi, s’inscrit dans cette stratégie plus large d’affirmation de sa puissance régionale. L’utilisation par Ansar Allah de technologies militaires avancées, notamment de missiles balistiques et de drones, pourrait être vue comme une extension de la stratégie iranienne pour affirmer son influence dans des zones stratégiques telles que la mer Rouge. Cela suggère que toute résolution du conflit en mer Rouge nécessitera une compréhension approfondie et un engagement avec l’Iran, en tenant compte de ses ambitions régionales et de son impact sur la dynamique du conflit yéménite.
Un élément crucial de la capacité d’Ansar Allah à maintenir ses opérations est son réseau d’approvisionnement, largement soutenu par l’Iran. Le transfert de matériel militaire, notamment de missiles et de drones, s’effectue souvent par des voies maritimes non conventionnelles, utilisant des sambouk (bateaux traditionnels) pour éviter la détection, y compris lorsque le pays était sous embargo des États-Unis et leurs alliés occidentaux. Cette méthode de contrebande, à la fois discrète et efficace, permet à Ansar Allah de renouveler continuellement ses stocks d’armes et de munitions, malgré les efforts internationaux pour endiguer ce flux. La situation en mer Rouge, exacerbée par les tensions en Ukraine, représente un défi majeur pour les capacités militaires occidentales. Les États-Unis, en particulier, doivent jongler entre leur soutien à l’Ukraine et le renforcement de leur présence dans le Pacifique, ce qui limite leur capacité à se concentrer pleinement sur le conflit yéménite.
Sur le plan politique, l’administration américaine est soumise à différentes pressions. Les États-Unis ont déjà consacré d’importantes ressources à leurs opérations militaires à l’échelle mondiale, y compris un soutien financier substantiel à l’Ukraine qui dépasse désormais les 75 milliards de dollars. Dans le même temps, le recentrage stratégique vers l’Asie-Pacifique demande d’importants investissements, ce qui restreint d’autant plus leur disponibilité à adresser pleinement les enjeux du conflit au Yémen. À l’intérieur du pays, l’opinion publique est de plus en plus réticente à l’idée d’interventions militaires étrangères, en particulier au Moyen-Orient, un sentiment exacerbé par les résultats des interventions en Irak et en Afghanistan. En période de campagne électorale, le président Biden se trouve en position délicate, notamment avec la montée en puissance de Trump. Selon les derniers sondages Trump et Biden sont ex aequo mais les tendances d’intentions de votes récentes penchaient davantage en faveur du candidat républicain. Les débats autour de chaque nouveau budget fédéral sont marqués par des tensions, particulièrement avec les membres les plus conservateurs du parti républicain au sein de la Chambre des représentants, menés par Johnson, qui prônent une réduction des dépenses budgétaires.
La nécessité d’un engagement diplomatique et commercial avec l’Iran est inévitable. L’entrée récente de l’Iran dans le groupe des BRICS+, son accès accru à l’uranium enrichi, et ses avancées en matière de technologie nucléaire modifient l’équilibre des puissances dans la région. Ces éléments confèrent à l’Iran un rôle crucial dans tout dialogue visant à stabiliser la situation en mer Rouge et à trouver une solution politique au conflit yéménite. La résolution de cette crise passera donc inévitablement par une reconnaissance de l’influence de l’Iran et par une négociation qui tient compte de ses intérêts stratégiques et de sa position régionale renforcée. La situation en mer Rouge, exacerbée par le conflit israélo-palestinien et l’intensification des actions d’Ansar Allah, est intrinsèquement liée aux mouvements géopolitiques plus larges impliquant l’Iran. Comprendre et aborder efficacement la crise exigera une stratégie qui reconnaît et intègre ces éléments complexes, impliquant un dialogue élargi et une approche multi-niveaux qui va au-delà de quelques frappes de missiles à Sanaa.
Hedi Sebahi et Arnaud Bossy Casteret
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