ÉRIC DOR. – La nature de la décision de S&P n’est pas une surprise. Mais on pensait qu’elle allait respecter son calendrier. Toutefois, les agences de notation se réservent le droit d’intervenir en dehors du calendrier, si des circonstances exceptionnelles le justifient. S&P a dû penser que les derniers événements changeaient suffisamment la donne pour hâter sa décision.
Les événements récents montrent que l’assainissement budgétaire de la France va prendre plus de temps qu’initialement prévu. Mais ce n’est pas vraiment nouveau. À mon sens, ce qui a changé la donne, c’est la suspension de la réforme des retraites. Dans son dernier communiqué publié fin février 2025, l’agence avait explicitement écrit que diluer la réforme des retraites était une ligne rouge, et que cela pourrait exercer une pression à la baisse sur la note française. On le savait donc. Il est possible aussi que l’agence ait trouvé que la hiérarchie actuelle des notes était intenable et devenait incohérente, avec une Espagne et un Portugal moins bien notés que la France alors que ces deux pays ont réussi à réduire leur déficit.
Quelles pourraient être les conséquences concrètes de cette dégradation pour la France, la deuxième en un mois ?
Notre dette publique est détenue par de grands fonds institutionnels, par des banques, des assureurs, des grands fonds de pension, mais aussi des fonds souverains, par exemple le fonds norvégien, ou encore des organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM). Ces acteurs ont souvent des règles internes qui les obligent à diminuer, voire parfois à supprimer complètement, leurs détentions d’obligations qui ne sont pas au moins notés AA.
Avec désormais une majorité d’agences qui nous classent en simple A, cela pourrait déclencher des effets seuil de moindre acquisition voire de ventes. Cela nous menace-t-il ? Les traders avaient déjà anticipé tout cela. Il y a déjà eu des allégements. Les effets de seuil sont plus brutaux lorsque l’on quitte les A et que l’on passe en B. Je n’imagine donc pas de grosses réactions lundi matin sur les marchés. D’autant que les gros investisseurs institutionnels n’ont pas besoin des agences de notation pour évaluer la note souveraine d’un État européen.
Si l’on ne craint pas une soudaine forte envolée des taux, c’est la tendance qui est inquiétante. La France dénote de la plupart des autres pays européens, avec des taux d’emprunt orientés à la hausse. Il y a une grande incertitude politique, qui plombe la croissance. Elle pousse en effet les ménages à épargner davantage plutôt que de consommer, pousse les entreprises à différer leurs projets d’investissements. S&P a ainsi ramené sa projection de croissance française pour l’année prochaine à 1% seulement. La France est donc mal embarquée sur le moyen et long terme.
La France est pour l’instant à l’abri d’une crise financière ?
Si le gros paquet des difficultés françaises a déjà été intégré par les marchés, on ne peut pas exclure un scénario noir avec des dégradations successives de la note tricolore, et des traders qui se disent qu’ils ont été trop bienveillants vis-à-vis de la France. Les marchés, en effet, ne réagissent pas de manière linéaire. Par exemple, dans le cas de la Grèce, alors que l’on voyait ses fondamentaux se dégrader dans les années 2000, les marchés, eux, restaient indifférents. Il a suffi d’une goutte d’eau pour déclencher une crise. Nous ne sommes pas à l’abri de cela.
Malgré tout, la France n’est pas la Grèce. Ce qui soutient la soutenabilité de la dette française, ce sont les très gros patrimoines privés, qui, dans un scénario très hypothétique, pourraient être ponctionnés si l’on perdait l’accès au marché. Surtout, il y a l’idée que la BCE a tiré les leçons de la crise des dettes souveraines, et qu’elle ne laissera pas tomber un pays de la zone euro. Pour cela, elle dispose aujourd’hui d’instruments qui n’existaient pas à l’époque.
Cette semaine, les taux d’emprunt de la France se sont détendus après l’annonce de la suspension de la réforme des retraites, ce qui a pu surprendre. Comment l’expliquez-vous ?
Il y avait deux maux qui nous menaçaient : la situation chaotique issue d’une censure, qui aurait vraisemblablement été suivie d’une dissolution, avec de nouvelles élections dont le résultat aurait été incertain, avec une Assemblée possiblement encore plus fragmentée. On oubliait le budget pour 2026, avec sans doute l’obligation de passer par une loi spéciale. L’autre coût étant celui d’une possible suspension de la réforme des retraites. Entre deux maux, les marchés ont estimé qu’échapper à la censure était quand même mieux.
Du point de vue des traders, la dette de la France reste une bonne affaire. Avec l’instabilité politique, le «spread», soit l’écart entre les taux français et allemand, atteint 80 points de base. Mais, pour les investisseurs, la dette française n’est pas beaucoup plus risquée que la dette allemande, en raison de la prospérité de l’économie privée et car la BCE veille au grain. La dette tricolore permet ainsi d’avoir un meilleur rendement sans avoir plus de risque, donc c’est attractif de leur point de vue. Mais attention, les marchés peuvent parfois changer d’un moment à l’autre, en cas notamment de très mauvaises nouvelles, par exemple sur la croissance française, ce qui n’est pas exclu.
JForum.fr et le Figaro
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