L’ancien député socialiste de l’Essonne compare Jean-Luc Mélenchon à ces trotskystes pacifistes qui, fin 1943, ont renvoyé dos à dos les impérialismes fasciste et américain, jusqu’à devenir collabos. Aujourd’hui, la haine des Insoumis pour les « sionistes » est telle qu’ils choisissent le camp de la République islamique.
Causeur. On dit que vous avez inspiré Baron noir, cette série télévisée dans laquelle un élu de gauche, interprété par Kad Merad, conseille dans l’ombre une ambitieuse centriste, jouée par Anna Mouglalis. Est-ce vrai ?
Julien Dray. Je ne sais pas si j’ai inspiré cette excellente fiction, mais le surnom « Baron noir » m’a effectivement été attribué par l’équipe de Michel Rocard en 1988 au moment de la grève des infirmières.
On vous prête aussi le rôle d’éminence grise auprès de Jean-Luc Mélenchon quand, il y a trente ans, vous étiez député socialiste de l’Essonne et lui sénateur du même parti dans le même département.
Nous avons été compagnons de combat pendant plus de seize ans et avons animé ensemble un courant très dynamique qui s’appelait « La Gauche socialiste ». Après la victoire de Lionel Jospin aux législatives de 1997, Jean-Luc Mélenchon voulait être ministre. Il l’est finalement devenu en 2000, et a été un bon ministre de l’Enseignement professionnel. Mais en 2002, patatras. L’échec de la gauche aux présidentielles met notre homme sur la touche et le plonge dans une grande dépression.
Sur la touche ?
Comme il n’a pas vu venir la défaite, Mélenchon n’est plus sénateur ni autre chose. Il fait le chien fou. Il entame une sorte de traversée du désert, se marginalise à l’intérieur de l’appareil, devient la cinquième roue du carrosse de la bande de Benoît Hamon. Puis en 2005, il se rapproche de Laurent Fabius, qui a défendu comme lui le « non » au référendum sur le traité constitutionnel européen… avant de perdre la primaire socialiste l’année suivante. En 2008, fatigué d’évoluer en seconde division, Mélenchon quitte le PS et crée le Parti de gauche, avec la complicité de la patronne du PCF, Marie-George Buffet, très heureuse du tort qu’une telle initiative fait à son camarade Robert Hue. Il va ainsi pouvoir se préparer à la présidentielle de 2012 et se trouver une vraie place politique. Son objectif affiché à l’époque, c’est la reconquête des classes populaires, délaissées selon lui par les autres formations de gauche. La preuve, il est candidat aux législatives dans le Pas-de-Calais où il subira un cuisant échec qui va le marquer profondément.
À l’époque, dans ses meetings, ses partisans brandissent des drapeaux français, pas palestiniens…
Mélenchon s’imprègne progressivement des théories de la philosophe Chantal Mouffe, qui table sur la rencontre entre un leader anti-establishment et le prolétariat « classique ». Sauf qu’avec un piteux score de 6,6 % aux européennes de 2014, la rencontre est ratée. C’est d’après moi cet événement qui convainc Mélenchon que les ouvriers blancs sont définitivement passés chez Le Pen, et qu’il doit chercher un nouvel eldorado.
Est-ce à ce moment-là que vous coupez le lien ?
Non. On se parle encore de temps en temps pendant le quinquennat de François Hollande, dont je suis proche. Si bien qu’en 2017, lorsque, candidat à la présidentielle, Mélenchon a la divine surprise que Fillon se casse la figure et que le PS ne trouve rien de mieux que de désigner Hamon comme candidat, je lui fais une proposition. Puisqu’il a fini avec le meilleur score de toute la gauche, je lui dis qu’il a une responsabilité historique et qu’il doit tendre la main au PS, comme Hollande lui avait tendu la main, par mon entremise, cinq ans plus tôt, en lui proposant un certain nombre de circonscriptions aux législatives en échange de son soutien au second tour. Mais, que Mélenchon soit en position de faiblesse en 2012 ou de force en 2017, toute entente s’avère en réalité impossible. Il déteste trop les socialistes désormais. Et puis, à la tête de son mouvement, il a découvert les joies du pouvoir autocratique. Plus question de perdre son temps à faire la synthèse avec d’autres forces. Un jour, face à moi, brandissant son portable, il me dit : « Voilà comment je dirige ! » Et il me montre comment, sur des messageries instantanées, il constitue des groupes de conversation avec ses lieutenants et sous-lieutenants, non pas pour débattre avec eux, mais pour les engueuler ou éliminer ceux qui ne le likent pas assez sur les réseaux sociaux. Il a inventé le despotisme 2.0.
Est-il déjà en train de se concentrer sur l’électorat des cités ?
Oui. C’est au cours du mandat Hollande qu’il découvre une jeunesse de banlieue en révolte et décide de la placer au cœur de sa stratégie politique.
Vous êtes comme lui un ancien trotskyste, mais d’une autre branche. Lui était à l’OCI (Organisation communiste internationaliste, de Pierre Lambert) et vous à la LCR (la Ligue communiste révolutionnaire, d’Alain Krivine). Retrouvez-vous chez lui les réflexes lambertistes ?
L’OCI, c’était des « tristounets », comme disait la femme de Jospin, lui-même passé par le mouvement. Les lambertistes pensaient qu’ils avaient davantage le sens de l’Histoire et des responsabilités, et que nous étions des agités du bocal, des petits-bourgeois radicalisés. Est-ce que ça marque un homme ? La réponse est oui, d’autant plus que l’on peut dire que c’est Mélenchon en personne qui dirige à présent le mouvement de feu Pierre Lambert.
Ça existe encore ?
Absolument, sous le nom de POI (Parti ouvrier indépendant). Ils sortent un journal qui s’appelle Informations ouvrières, dont les locaux se trouvent à Paris, au 87, rue du Faubourg Saint-Denis, où siège aussi l’Institut La Boétie, le cercle de réflexion dirigé depuis trois ans par Mélenchon. Le plus haut gradé du POI, Jérôme Legavre, est d’ailleurs député de Seine-Saint-Denis, investi par la France insoumise.
Donc finalement Mélenchon a une colonne vertébrale…
Oui, le lambertisme. J’ai acquis la conviction personnelle qu’il n’avait jamais rompu le lien avec ce mouvement.
Est-ce qu’être lambertiste, c’est être antisémite ?
Pas du tout. Même si, bien sûr, Pierre Lambert n’a jamais été sioniste. Mais il avait des origines juives et il y avait beaucoup de jeunes juifs autour de lui. Dans les années 1970, l’OCI était moins hostile à Israël que la Ligue, dans laquelle je militais.
Mais alors, fait-on un mauvais procès à Mélenchon en incriminant ses positions sur le Proche-Orient ?
Non, car il faut creuser plus loin dans l’histoire de son école de pensée pour comprendre son logiciel. Il faut remonter à fin 1943, quand une partie du mouvement pacifiste, dont bon nombre de trotskystes, a fini par renvoyer dos à dos l’impérialisme anglo-saxon et l’impérialisme fasciste, estimant que les bombardements alliés étaient trop meurtriers. Résultat, certains d’entre eux ont carrément basculé dans la collaboration. On retrouve cela aujourd’hui chez les Insoumis : une haine si forte de l’impérialisme américain qu’ils sont prêts à se compromettre avec l’islamisme.
Ne s’agit-il pas dès lors davantage d’une détestation de l’Amérique que des juifs ?
Mélenchon n’est effectivement pas caricaturalement antisémite. Il voue aux gémonies l’Oncle Sam et donc l’entité sioniste, qu’il voit comme une création américaine. C’est par ce biais qu’il arrive à la conclusion que les nouveaux damnés de la terre sont les musulmans. Et qu’il ambitionne de les soustraire à l’idéologie islamiste afin de les transformer en redoutables révolutionnaires.
Enfin, tout cela c’était avant le 7 octobre 2023…
Vous avez raison. Dès les jours qui ont suivi le 7-Octobre, on a bien senti que les Insoumis ne concevaient plus les islamistes comme une masse de dominés à rééduquer, mais comme l’avant-garde de l’esprit de résistance.
Ça vous a surpris ?
Oui. Je n’aurais pas imaginé que Mélenchon irait jusque-là. C’est pour ça que j’ai écrit Qui est Mélenchon ?1. Pour montrer comment, à force de tirer sur le fil extrémiste, il a fini par être entraîné par ce fil pour se retrouver à un endroit où il ne pensait peut-être pas aller au départ, mais qu’il ne regrette pas pour autant d’occuper à présent. C’est la vieille histoire de la pente glissante.
Admettons qu’il soit, comme il le dit, antisioniste et pas antisémite. Mais il ne peut pas ignorer que ses appels à combattre les « génocidaires » constituent un permis d’antisémitisme…
C’est le prix à payer et il le paye allègrement en n’hésitant pas au passage à réécrire sa propre histoire ; l’histoire nous a montré que, quand on commence comme cela, on finit toujours très mal.
Diriez-vous qu’il soutient carrément les mollahs aujourd’hui ?
Assurément. D’où mon rappel de l’année 1943.
Vous êtes bien le seul à gauche à faire ce parallèle historique. Parce que tous les autres, ou presque, ont une ignorance crasse du passé.
Hélas, que ce soit au PS, à LFI, au PC ou chez les écolos, la formation politique a été délaissée au profit des séminaires de communication et des think tanks de sociologie. L’histoire est la grande absente. C’est notamment pour cela que j’ai quitté le PS en 2022. Nos militants n’ont aucune référence. Ça donne des LGBT qui défendent le Hamas, alors que s’ils allaient faire un tour à Gaza, ils seraient jetés du haut des immeubles de cinq étages.
Et ça donne un PS qui ne pipe mot sur l’Iran !
L’appareil est totalement verrouillé. La question de la scission est donc désormais posée. Vous voyez bien qu’il y a des millions d’électeurs de gauche orphelins qui ne reviendront pas chez un Olivier Faure qui, lui, est persuadé que la social-démocratie est morte. Moi, je considère au contraire qu’elle a plus que jamais un rôle historique à jouer.
Vous parlez de « social-démocratie ». Ne devrait-on pas dire aujourd’hui « progressisme occidental » ?
Si vous voulez, mais à condition de définir l’Occident non pas comme la contrée de l’homme blanc, mais comme celle des Lumières et des valeurs universelles. Mélenchon, pendant des années, a du reste été le défenseur de cette vision. Il la revendiquait au nom de ses convictions franc-maçonnes.
Pourquoi ne créez-vous pas le parti qui ferait revivre ces valeurs ?
Je me contente de me mettre à la disposition des socialistes dissidents sans demander aucun poste, juste pour faire un travail de transmission, de formation. Ensuite, c’est à eux de voir.
Pas gagné…
Ils ont peur du vide. Ils théorisent en disant qu’après les municipales viendra nécessairement le temps de la clarification. C’est de la procrastination. Pendant ce temps, l’histoire continue, et au PS, au lieu de faire écho au bon sens populaire en faveur de la chute du régime iranien, on préfère regarder ailleurs. Je rappelle à cet égard que le gouvernement de Jospin a contribué à la chute des talibans en 2001-2002.
Pas franchement une réussite !
Certes, mais parce qu’une clique de corrompus a alors pris le pouvoir à Kaboul, au lieu de promouvoir la vraie démocratie. Reste que, si l’on regarde comment se comportent les talibans aujourd’hui, on en vient à regretter Hamid Karzai et ses amis.
N’y voyez aucun rapport avec la question précédente, mais pourquoi François Hollande, que vous connaissez bien, est-il revenu en politique ?
Bien connaître Hollande, ce n’est pas toujours facile. Je dis cela comme un reproche, mais aussi comme un geste d’amitié. Je sais juste une chose : si, comme il l’a dit en privé, il pense qu’on est dans un moment décisif, s’il a l’intention de jouer un rôle décisif en 2027, il ne pourra plus se dispenser d’un retour critique sur son quinquennat.
Pour le moment, l’hypothèse la plus probable, c’est une victoire du RN en 2027. La redoutez-vous ?
Je ne ferai pas la fête ce jour-là, c’est sûr. Surtout si Marine Le Pen ou Jordan Bardella remportent le second tour de l’élection face à Jean-Luc Mélenchon. Après un choc pareil, comment gérer le pays ? Je suis sûr que, dans cette hypothèse, le Chant des partisans deviendra immédiatement le symbole de l’opposition mélenchoniste. Et que la violence constituera un élément clef de la vie politique. Avec les petits « beurgeois » radicalisés en fer de lance.
Comment expliquez-vous que cette jeunesse soit devenue politiquement si agressive ?
Je me demande si ce n’est pas la honte d’être trop gâtée. J’ai connu un phénomène avant-coureur dans l’Essonne, quand j’y étais député. Dans ma circonscription, les ouvriers de l’usine Coca-Cola, à Grigny, avaient de bons salaires. Et pourtant, un jour ils se sont mis en grève. J’ai mené ma petite enquête et j’ai fini par comprendre qu’ils avaient débrayé pour se donner une image de gauche, par peur de passer pour des privilégiés aux yeux de ceux qui n’avaient pas leur chance.
N’est-ce pas aussi de votre faute ? En créant SOS Racisme en 1984, n’avez-vous pas enseigné la haine de la France à une bonne part de notre immigration ?
Je réfute catégoriquement cette accusation. La jeunesse SOS Racisme aspirait à l’intégration et était étrangère à l’islamisme. Ce sont les enfants de la génération suivante qui se sont radicalisés. Et qui reprochent à présent à leurs parents d’avoir été de trop bons Français.
Elisabeth Lévy et Jean-Baptiste Roques
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