Jaguar raconte les Séfarades abandonnés
La mini-série Jaguar, produite en Espagne et diffusée sur Netflix, se présente comme un thriller nerveux : dans les années 1960, une survivante des camps rejoint un petit groupe de justiciers décidés à traquer les criminels nazis cachés sous le soleil ibérique. Mais derrière les scènes d’action, la fiction remet en lumière un angle mort de l’histoire européenne : le destin des Juifs séfarades broyés par la machine nazie, pendant que l’Espagne franquiste se muait en sanctuaire pour nombre de bourreaux.
Les héros de la série sont fictifs, mais le décor est authentique. L’Espagne de Franco, officiellement neutre mais farouchement anticommuniste, a effectivement accueilli après 1945 des officiers et collaborateurs du Reich. Certains s’y sont installés durablement, à Madrid ou sur la côte, y ont fondé des entreprises et ont mené une vie tranquille, rarement inquiétés par la justice internationale. Des figures comme l’Autrichien Otto Skorzeny, ancien SS devenu homme d’affaires à Madrid, symbolisent cette « seconde vie » offerte à des hommes impliqués dans la répression et la déportation.
Ce contraste est d’autant plus troublant si l’on se souvient qui étaient les Séfarades. Descendants des Juifs expulsés d’Espagne en 1492, ils s’étaient réimplantés autour de la Méditerranée : à Salonique, Sarajevo, Sofia, Istanbul, mais aussi en France, en Belgique ou en Afrique du Nord. Ils parlaient encore le judéo-espagnol (ladino), chantaient des romances venues de Tolède et portaient des prénoms de Castille. Ils n’habitaient plus la péninsule Ibérique, mais restaient, par la langue et la mémoire, des enfants de Sefarad.
Au XXᵉ siècle, certains ont même obtenu des papiers espagnols, lorsque Madrid a cherché, symboliquement, à renouer avec les descendants des expulsés. Pourtant, lorsque l’Allemagne nazie envahit la Grèce, la Yougoslavie ou la France, ces documents n’ont presque jamais servi de bouclier. À Salonique, grande capitale séfarade des Balkans, environ 50 000 Juifs – presque toute la communauté – furent déportés à Auschwitz à partir de 1943, la plupart assassinés à leur arrivée. D’autres centres séfarades de Macédoine, de Thrace, de Bosnie ou de France connurent le même sort. Au total, les historiens estiment que plusieurs dizaines de milliers de Séfarades, sans doute autour de 80 000 personnes, ont péri dans la Shoah, sur les six millions de Juifs assassinés en Europe.
Pendant ce temps, l’Espagne franquiste observait surtout le conflit à distance. Le régime laissa parfois agir quelques diplomates individuels pour sauver des vies, mais ne mena aucune politique d’ensemble pour protéger les Juifs d’origine espagnole pris dans l’étau nazi. Reconnaître aujourd’hui que des porteurs de documents espagnols ont été déportés reviendrait à admettre que l’État n’a presque rien tenté pour eux, alors même qu’il se montra bien plus accueillant, après-guerre, à l’égard de certains responsables nazis. C’est cette asymétrie que Jaguar met en scène, en imaginant des survivants venus réclamer justice sur une terre qui n’a jamais jugé leurs assassins.
La série prend, bien sûr, de grandes libertés. Aucune cellule séfarade n’a organisé, en Espagne, une campagne clandestine de chasse aux nazis comme celle que montre la fiction. Les groupes de « vengeurs » juifs ont agi surtout en Europe centrale, et les opérations spectaculaires du Mossad se sont concentrées sur l’Amérique latine ou l’Allemagne, plus que sur Madrid. Mais Jaguar pointe une vérité morale : si une vengeance symbolique devait se jouer quelque part, l’Espagne franquiste – refuge pour des centaines de criminels – serait un lieu cohérent.
Ce que la série bouscule surtout, c’est le récit dominant de la mémoire européenne. La Shoah est souvent racontée à travers l’expérience ashkénaze : ghettos de Pologne, pogroms d’Europe de l’Est, camps en Allemagne et en Autriche. Les Séfarades, eux, apparaissent rarement au premier plan, alors que des communautés entières de langue espagnole ont été détruites en Grèce, dans les Balkans, en Italie, en France ou en Tunisie. Leur effacement prolonge, d’une certaine manière, le geste de 1492 : on les a d’abord chassés physiquement, puis on a laissé leur disparition sombrer dans un silence presque complet.
Dans ce contexte, Jaguar ne rétablit pas la vérité historique, mais ouvre un espace de questionnement. Elle rappelle que des Juifs d’origine espagnole ont été déportés loin d’une Espagne qui avait expulsé leurs ancêtres, tandis que certains de leurs bourreaux trouvaient asile sur cette même terre. La fiction propose ce que l’Histoire n’a jamais offert : un face-à-face, même imaginaire, entre les héritiers de Sefarad et un pays qui n’a pas su – ou pas voulu – les protéger.
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