Le blindé est-il dépassé face au drone ? Une étude du spécialiste des armements Léo Péria-Peigné, chercheur au Centre des études de sécurité de l’Ifri (Institut français de recherche internationale), montre que « la réalité du conflit en Ukraine », avec « la dronisation massive, pousse à s’interroger sur la pertinence du char ».
Malgré des pertes massives de chars de combat depuis le début du conflit, il faut toutefois « nuancer » l’efficacité des drones, montre cette étude. L’Europe ne s’y trompe d’ailleurs pas, en réinvestissant massivement dans ce domaine – hormis la France, qui apparaît à la traîne par rapport à des pays comme l’Allemagne ou la Pologne. Voici ce qu’il faut retenir de cette étude.
Plus de 5.000 chars perdus depuis le début du conflit, dont 4.100 côté russe
À la fin de l’été 2025, « plus de 5.000 chars étaient comptabilisés comme détruits, endommagés ou abandonnés, dont plus de 4.100 pour la seule armée russe », annonce l’étude.
« Nous sommes face à des belligérants qui utilisent énormément de chars, héritage de la culture soviétique dans laquelle c’est un pion tactique de base, analyse pour 20 Minutes Léo Péria-Peigné. Par ailleurs, dans une première phase de la guerre, les Russes en ont perdu beaucoup parce qu’il y avait un blocage au nord de Kiev, qui les a piégés sur les routes où ils se sont fait harceler par les Ukrainiens. Pendant leur retrait, ils ont ensuite abandonné beaucoup de machines qui avaient été endommagées. Puis ils se sont adaptés, notamment à l’utilisation des missiles Javelin qui leur avait causé beaucoup de pertes au début. Il y a eu aussi des évolutions de l’utilisation des chars, comme à Pokrovsk, où il y a eu de nombreuses pertes l’an dernier, puis une utilisation de plus en plus limitée des blindés dans cette région, parce que ça ne marchait pas. »
« Indispensable de nuancer l’image d’arme toute-puissante du drone »
Face à la généralisation de l’usage des drones, le char est-il alors dépassé ? « Une des explications du succès de la résistance ukrainienne a été l’utilisation de drones comme le TB2 d’origine turque, puis de systèmes plus légers dérivés de modèles civils, notamment dans des missions antichars », relève l’étude. Si « l’utilité des drones est aujourd’hui incontestable, il est indispensable de nuancer leur image d’arme toute-puissante » relativise-t-elle cependant.
« Être vulnérable, ce n’est pas être obsolète, nous explique Léo Péria-Peigné. Le char réalise encore beaucoup de choses que ne peut pas faire le drone : transporter des troupes, mener un assaut, faire du tir indirect… Il y a eu aussi une déformation du rôle du drone, car on a vu beaucoup de vidéos de drones explosant des chars. Or, il s’agissait souvent de véhicules arrêtés, endommagés et dont les trappes étaient ouvertes. Durant les deux premières années de la guerre, et encore un peu aujourd’hui, les chars étaient surtout détruits par les mines, l’artillerie et d’autres armes antichars ».
La proportion de chars considérés comme détruits par les drones n’a toutefois fait qu’augmenter, atteignant 50 % en 2025. « Mais il faut généralement plusieurs drones, parfois jusqu’à 60, pour détruire un char, a fortiori quand celui-ci a été modifié, comme le font Russes et Ukrainiens avec ces grandes cages qui recouvrent tout le véhicule [chars-tortues]. »
L’utilisation de cages puis de filets a en effet permis assez tôt de limiter l’efficacité des drones et, dans une moindre mesure, des missiles antichars. « Moquées au début du conflit, ces « cope-cage » ont démontré leur utilité, au point de se généraliser des deux côtés de la ligne de front, mais aussi au-delà des frontières, l’armée israélienne l’ayant adopté à Gaza » pointe l’étude. Elle conclut que l’utilisation du char sur le champ de bataille reste « pertinente », même s’il faudra envisager « des évolutions dans son architecture pour correspondre encore davantage aux besoins ».
Le « réveil » de l’Europe
La guerre en Ukraine a permis à des programmes de modernisation en Europe, « longtemps envisagés, d’être lancés à marche forcée », tandis que le volume des parcs européens connaît une croissance jamais vue depuis les années 1970. « L’Europe sort de trente ans de décrue considérable de son parc de blindés, liée à la fois au retrait soviétique et à la réduction du format des armées, explique le chercheur. Et il y a eu un réveil en 2022, car il reste un outil performant pour réaliser des effets tactiques très intéressants ».
Mais qui fabrique, et qui achète quoi ? « Avant, vous aviez quatre grands producteurs de chars en Europe : Italie, Grande-Bretagne, France et Allemagne. Aujourd’hui, il n’y a plus que l’Allemagne, qui est monopolistique sur la production de chars neufs en Europe », poursuit Léo Péria-Peigné. Cette situation « permet l’arrivée de nouveaux acteurs sur le marché, notamment la Corée du Sud, qui a frappé un grand coup en vendant 1.000 chars K2 à la Pologne, et un retour d’acteurs anciens, comme les Etats-Unis, qui ont vendu des chars Abrams à la Pologne, encore, et à la Roumanie. Potentiellement, la Turquie viendra tenter sa chance avec son char Altay. »
Si à ce jour, « il existe encore une dizaine de modèles de chars en Europe, les trois-quarts sont des microparcs, ou des parcs amenés à être remplacés. En réalité, on se dirige vers une homogénéisation du parc européen, autour du Leopard II, du K2 et de l’Abrams. »
La France « dans une situation de crise assez lourde »
La France fait de plus en plus figure « d’exception » sur un continent qui réarme et fait face « à une érosion progressive du potentiel d’une capacité négligée », alerte l’étude. Le remplacement du char Leclerc ne devrait pas intervenir avant 2045, « un horizon qui peut sembler trop lointain pour un parc français déjà en difficulté ».
« La production du Leclerc s’est arrêtée en 2008, et la relancer risque d’être très difficile ; ne serait-ce que maintenir les Leclerc existant c’est compliqué, prévient le spécialiste. On ne connaît pas la disponibilité du parc mais elle est très basse, certainement de l’ordre de 35 % sur 400 unités, alors que ces blindés doivent tenir encore au moins vingt ans avant d’être remplacés par le programme franco-allemand MGCS. Or, celui-ci ne va pas bien. Le problème est que la France n’a pas les moyens financiers et technologiques pour faire facilement un char de nouvelle génération seule. Nous sommes donc dans une situation de crise assez lourde, même si nous pourrions lancer notre propre solution, sous forme de solution intermédiaire, en attendant la génération suivante, que l’on ne pourra réaliser qu’en partenariat avec un autre pays. »
« Si la France veut être un acteur de premier plan dans la défense européenne, commander un corps d’armée au sein de l’Otan en Europe, elle peut difficilement faire l’impasse sur une capacité aussi basique que le char d’assaut, alerte Léo Péria-Peigné. Surtout face à des pays qui se réarment comme la Pologne. A moins d’admettre de n’être qu’un acteur militaire de soutien. »
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