A l’exception de tous ceux qui n’ont pas été (ou ne seront jamais) découverts, l’espion Victor Manuel Rocha a établi un record : au moins quarante-deux années d’infiltration au plus haut niveau de la diplomatie américaine, jusqu’à son arrestation, le 1er décembre, à l’âge de 73 ans, pour intelligence avec un pays étranger, Cuba. Lors de ses trois rencontres dans un bistrot de Miami en 2022 et 2023 avec un enquêteur du « Bureau » qui se fait passer pour un officier cubain, l’ancien ambassadeur des Etats-Unis en Bolivie se jette dans la gueule du FBI. Mis en confiance, il confie avoir travaillé pour « el Comandante » (Fidel Castro) depuis quatre décennies, ce qui requiert – se vante-t-il – une sacrée « paire de c… »
Il affirme d’ailleurs avoir infligé tellement de dommages à « l’ennemi » (les Etats-Unis) pendant si longtemps qu’il évoque « un grand chelem ». Et il insiste pour que son interlocuteur transmette ses salutations aux « compañeros » (camarades) de la « direccion » (la direction générale d’intelligence, DGI, l’espionnage cubain). Le tout sans imaginer qu’il est filmé à bout portant.
« Je ne l’ai jamais soupçonné », confie à L’Express, depuis Miami, Brian Latell, ex-officier de la CIA qui fut l’ami de l’ex-diplomate – ils s’invitèrent souvent chez l’un ou chez l’autre, avec leurs épouses respectives. Ces dernières années, cet expert de Cuba s’était, comme d’autres, éloigné de Rocha parce qu’il affichait des positions ultra-trumpistes. Il n’imaginait pas qu’il s’agissait, là encore, d’un mensonge et d’une « légende ». « Les dommages qu’il a causés aux Etats-Unis sont sans doute énormes, estime l’ancien cubanologue de la CIA. En tant qu’ambassadeur en Bolivie et n° 2 de l’ambassade américaine en Argentine, il a potentiellement eu accès à des informations de la CIA, de la DEA (l’agence antidrogue) ou de la Défense. En ce moment, c’est le branle-bas de combat dans les ministères de la Défense et des Affaires étrangères pour tenter d’évaluer le mal qu’il a fait. »
Manipulation de l’opinion
Né en Colombie en 1950, Rocha a probablement été approché par les services cubains au Chili en 1973, avant sa naturalisation américaine en 1978. Mais son activité en tant qu’agent n’a démarré qu’en 1981. Successivement en poste dans les ambassades ou représentations diplomatiques américaines au Mexique, en République dominicaine, en Argentine ou à Cuba, il travaille aussi pour la Maison-Blanche sous Bill Clinton. A chaque fois, il a pu avoir accès à des documents « top secret » et connaître l’identité d’agents américains – autant d’informations qu’il aura transmises à La Havane, mettant en danger ses compatriotes américains. Mais c’est à la Paz (Bolivie), en tant qu’ambassadeur de 1999 à 2002, qu’il a atteint sa position la plus élevée.
Son séjour dans l’Altiplano donne la mesure la maestria cubaine en matière de manipulation de l’opinion. Dans les derniers jours de la campagne présidentielle de 2002, l’ambassadeur Rocha déclare qu’au cas où les Boliviens voteraient pour Evo Morales – leader syndical lui-même téléguidé par Cuba –, les Etats-Unis retireraient immédiatement leur aide économique à la Bolivie. Une prise de position hautement inhabituelle pour un diplomate de Washington, mise sur le compte d’un coup de sang. Dès le lendemain, Evo Morales, alors en troisième position, grimpe dans les sondages. Il terminera second de la présidentielle. Le futur président finalement élu en 2005 déclarera, sur un mode ironique, que l’ambassadeur américain – dont il ignore sans doute la qualité d’espion cubain – a été son « meilleur directeur de campagne ».
La psychologie est au cœur de l’espionnage cubain
« Parfaitement calculé, ce coup montre l’habileté manœuvrière des Cubains qui activent des leviers psychologiques, à commencer par l’antiaméricanisme, pour parvenir à leurs fins, dit l’intellectuel bolivien Juan Claudio Lechin, fin connaisseur du régime cubain. Toutes catégories sociales confondues, les Boliviens ont jugé insupportable la déclaration de l’ambassadeur américain, ce qui a convaincu des dizaines de milliers d’indécis d’aller voter pour Evo Morales. »
Dans l’univers de l’espionnage cubain, rien n’est laissé au hasard, surtout pas la psychologie, explique l’historienne Elizabeth Burgos, qui a connu le régime castriste de l’intérieur (elle était proche de Castro) avant de découvrir son caractère dictatorial : « Au ministère de l’Intérieur, à La Havane, des services étudient les ressorts psychologiques de tous les pays – y compris la France – et les profils des individus, avec leurs points faibles et leurs penchants, ce qui est indispensable pour recruter des futurs agents. »
L’ex-analyste de la CIA Brian Latell renchérit : « Dans le domaine électronique, les espions cubains ne valent pas un clou. Mais dans celui du renseignement humain, ce sont les meilleurs, devant le Mossad israélien et le MI-6 britannique, comme le montre, une fois encore, le cas quasi indétectable de Victor Manuel Rocha ou celui d’Ana Belen Montes, ma collègue du renseignement américain qui vient de purger vingt et un ans de prison pour espionnage au profit de Castro. »
Il faut dire que Cuba dispose d’un sérieux avantage. Pour ses recruteurs, nul besoin de payer ses agents. Tous travaillent bénévolement (sans laisser de traces sur leurs comptes en banque) au nom d’une idéologie à laquelle ils croient : le castrisme et, plus encore, l’antiaméricanisme, puissant ressort qui trouve sa source dans un ressentiment historique entretenu par La Havane.
Un travail incessant d’infiltration dans tous les pays
« La puissance des services cubains et la propension de ces derniers à partager leurs informations avec leurs homologues russes sont très généralement sous-estimées, reprend le Bolivien Juan Claudio Lechin, auteur de Mascaras des fascismo (Les masques du fascisme, 2011, non traduit). Or Cuba mène depuis soixante-dix ans un travail incessant d’infiltration dans tous les pays et ses agents ne sont presque jamais démasqués. Si l’espionnage cubain parvient à patiemment gravir les échelons au sein du Département d’Etat [ministère des Affaires étrangères américain], où les procédures d’accréditation sont très contraignantes, soyez certain qu’il a infiltré tous les gouvernements latino-américains, mais aussi les mouvements d’opposition du continent, y compris d’extrême droite. »
Jusqu’à son arrestation la semaine dernière, l’ambassadeur Victor Manuel Rocha ne se présentait-il pas lui-même comme un supporter radical de Donald Trump ? Peut-être dans l’espoir, sans doute, d’approcher l’entourage de ce dernier au cas où il reviendrait à la Maison-Blanche…
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