Le 13 novembre 2015, Julien était mobilisé à proximité du Stade de France, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), pour sécuriser le match France-Allemagne. Soudain, des terroristes ont actionné leurs ceintures explosives. « Je passe un coup de fil à ma hiérarchie afin de l’informer des faits. Ma conversation terminée, je regarde par terre. Car pendant que je faisais quelques pas en téléphonant, je sentais que mes chaussures adhéraient légèrement au sol. Je me rends compte que je marchais en fait sur des morceaux de chair. Des restes des kamikazes. »
Ce témoignage, le policier l’a livré, dix ans plus tard, à Yvan Assima, le responsable du syndicat Alliance pour l’Ile-de-France. Ce dernier a rencontré une trentaine d’agents, mobilisés dans Paris et à Saint-Denis le soir des attentats du 13-Novembre, et a compilé leurs récits dans un livre* coécrit avec le journaliste Aziz Zemouri. « Je voulais mettre en lumière leur action pour que tout le monde puisse se rendre compte de ce qu’ils avaient accompli, prendre conscience de ce à quoi ils avaient été confrontés », explique-t-il à 20 Minutes.
Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre ?
Ce qui m’a motivé, c’était de mettre ces policiers à l’honneur, de leur rendre hommage pour tout ce qu’ils avaient accompli ce soir-là. Ils ont fait preuve d’un courage et d’une abnégation extraordinaire, au péril de leur propre sécurité, pour exercer leur mission. Ces héros anonymes sont pourtant des oubliés du grand public, de l’espace médiatique. Je voulais mettre en lumière leur action pour que tout le monde puisse se rendre compte de ce qu’ils avaient accompli, prendre conscience de ce à quoi ils avaient été confrontés.
Quand ils sont arrivés sur les différents sites d’attentats, il fallait d’abord comprendre ce qu’il se passait, éviter un sur-attentat en mettant en place rapidement un périmètre de sécurité. Et ensuite secourir les nombreuses victimes. C’étaient des scènes de guerre. Ils étaient surtout totalement démunis en termes d’armement et de moyens de premiers secours. Nombre d’entre eux sont faits tirer dessus par les terroristes. Sans parler des collègues de la DOPC [Direction de l’ordre public et de la circulation] qui étaient sur place au Stade de France pour sécuriser le match et qui étaient à proximité des explosions. C’était la première fois, sur le territoire national, qu’on avait des attentats de la sorte, multisites, simultanés, avec des gens qui se faisaient sauter avec des ceintures explosives.
Jusque-là, on n’avait absolument pas parlé de ces policiers qui sont intervenus en ne sachant pas réellement que c’était une attaque terroriste. C’est seulement lorsque les infos ont commencé à arriver, qu’ils ont été confrontés aux premiers témoins, qu’ils ont compris. Ils ont exercé leur mission avec la hantise que les assaillants reviennent sur place. Personne ne connaissait leur nombre, ne savait comment ils se déplaçaient, ce qu’ils faisaient. Cela leur a causé un énorme stress. Le risque était étendu à toute la capitale. Et ces fonctionnaires étaient presque livrés à eux-mêmes.
On a beaucoup parlé dans la presse de l’action des agents du Raid et de la BRI, et moins du rôle joué par les policiers du quotidien…
Ils trouvaient évidemment cela normal car ces troupes d’élite ont donné l’assaut au Bataclan et neutralisé les derniers terroristes. Ils ont aussi délogé Abdelhamid Abaaoud [le coordinateur des attaques] quelques jours plus tard à Saint-Denis. Mais tout cela a invisibilisé tout ce qu’ont accompli ce soir-là, ces centaines de primo-intervenants. Ces derniers ont tous été au-delà de leurs capacités pour faire face à l’indicible. La trentaine de policiers qui témoignent dans ce livre portent leur parole. Et je les sors de leur anonymat. Ce sont des récits inédits, car aucun ne s’était exprimé comme ils l’ont fait dans cet ouvrage.
Ont-il été assez accompagnés ensuite ?
Ils ont été confrontés à l’horreur, au mal absolu, à tout ce qu’on peut imaginer. Tous ont appris à vivre avec ça mais ils n’oublieront jamais. Certains ont développé dans les jours suivants des symptômes post-traumatiques, avec des difficultés à dormir. L’un d’eux m’a indiqué avoir souffert de problèmes de bruxisme, les dents qui grincent la nuit. Cela empêchait sa compagne de dormir. Il se réveillait en sueur après avoir fait des cauchemars. Il n’est pas le seul d’ailleurs. Il y a aussi, pour certains, des choses qui sont remontées plus tard, après des événements dans leur vie. Ils y pensent aussi lorsqu’ils voient, dans l’actualité, des affaires de terrorisme. Ceux qui sont restés dans la police n’y pensent pas tous les jours mais sont devenus très méfiants, vigilants.
Quasiment tous ont suivi des thérapies ou ont eu une proposition de soutien psychologique dans les jours suivants. Mais ce n’est pas une obligation, on ne peut pas les obliger. La plupart de ces policiers ont participé à une première réunion de travail avec une personne du service de soutien psychologique opérationnel. Et après certains ont continué, d’autre pas. C’est très personnel comme démarche. Des collègues ont consulté de façon plus ou moins longue des psys, en fonction de leur ressenti, de leurs besoins. Pour d’autres, ce sont des membres de leur famille les ont incité à en parler.
Ont-ils obtenu une reconnaissance de leur travail ce soir-là ?
La plupart ont été récompensés d’une manière ou d’une autre. Les récompenses sont le plus souvent individualisées, elles ont été décernées en fonction des interventions des uns et des autres. Cela va des simples félicitations en passant par une médaille pour acte de courage et de dévouement, une médaille de la sécurité intérieure… Certains collègues ont été décorés de l’ordre national du mérite, ce qui n’est pas rien. Un opérateur de la BRI, qui a perdu un doigt lors de l’assaut, a même reçu la légion d’honneur. Certains ont reçu une prime au mérite.
Au sein du syndicat, on avait fait un gros travail de recensement de tous les policiers qui sont intervenus, en détaillant le rôle des uns et des autres en nous basant sur les rapports qui nous étaient remontés. On avait fourni ce travail à l’administration. On avait aussi convaincu la Préfecture de police de mettre en place une commission administrative spéciale attentats, car on tenait à ce que ces policiers du quotidien ne soient pas oubliés. Après, le travail administratif est plus ou moins long. Des agents m’ont confié avoir reçu une récompense deux ans après, ce qui participe à la frustration de certains.
Mais il y a aussi eu des collègues totalement oubliés. Après la parution de ce livre, certains m’ont contacté pour me l’apprendre. L’un d’eux, membre de la Bac 92, était à l’arrière du Bataclan le soir des attentats. Il a aidé, avec un officier, une dizaine ou une vingtaine de blessés à sortir de la salle. Il a été complètement oublié par l’administration. Il reste encore une poignée de collègues dans ce cas.
Les policiers étaient sous-équipés ce soir-là. Les choses ont-elles changé depuis ?
La Bac n’avait qu’un fusil à pompe pour riposter face aux kalachnikovs ! L’ensemble de la police était démunie face à une attaque terroriste de la sorte. Seuls nos collègues de la BRI et du Raid étaient assez bien équipés, alors que les policiers du quotidien sont les premiers à intervenir sur ce genre de scène.
L’institution a heureusement tiré des leçons de ce qui s’était passé. Il y a dix ans, les policiers du quotidien n’étaient pas équipés pour faire face à des attaques de la sorte. Ils n’avaient pas de fusil d’assaut. Aujourd’hui, ils en ont, des HK G36 notamment. L’équipement pour se protéger a beaucoup évolué aussi, avec des gilets pare-balles qui peuvent être équipés de plaques de renfort qui résistent aux balles des kalachnikovs. Nos collègues ont à leur disposition des boucliers balistiques, des casques… La BRI à Paris est montée en puissance, elle a doublé ses effectifs après les attentats.
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L’arsenal juridique a aussi évolué. La loi prévoit désormais que les policiers peuvent ouvrir le feu pour mettre fin à un péril meurtrier. Avant, ils ne pouvaient tirer que dans le cadre de la légitime défense. La formation des policiers prévoit également des stages sur les tueries de masse.
* « Nous avons l’honneur de vous rendre compte… », d’Yvan Assioma (avec Aziz Zemouri), éditions Fayard, 288 pages, 21,90 euros
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