Carrure de rugbyman, chemise large, boucle d’oreille et crâne rasé, sans kippa. A première vue, Yoram Ginsburg n’a pas le physique classique des fous de Dieu. Cet architecte israélien, formé à l’université de Florence, a pourtant atteint, ces dernières années, le statut d’idole pour de nombreux juifs ultraorthodoxes adeptes des théories messianiques. Dans son atelier du sud de Jérusalem, Yoram Ginsburg travaille à ce qu’il décrit comme « la création d’un paradis sur Terre ». Comprendre : le futur de Jérusalem. « Ce ne sera pas seulement la plus belle ville du monde, la ville la plus connectée ou celle au fonctionnement le plus fluide, énumère l’architecte. Avant tout, Jérusalem sera la ville de la bonté et de la justice, dans l’esprit de la Torah [l’enseignement divin]. Un symbole de tout ce qu’il y a de bon dans ce monde. »
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Son projet, baptisé « Reconstruire Jérusalem », ne se contente pas d’améliorer le quotidien de la ville sainte : il multiplie sa taille par dix, englobant d’autres cités comme Ramallah ou Bethléem, en Cisjordanie. La ville côtière d’Ashdod serait aussi absorbée, devenant le port de Jérusalem et le lieu de construction d’un immense aéroport international, où pourraient débarquer 5 millions de touristes pour les fêtes de pèlerinage. « Je ferai tout, pendant mon passage sur Terre, pour que mon peuple soit souverain sur ses terres, assure Ginsburg. Ce plan sera mis en œuvre d’ici à trente ans, pour le siècle de l’indépendance d’Israël. Nous serons enfin à la maison. »
La reconstruction du Temple, une obsession dangereuse
Pour réaliser les rêves de Yoram Ginsburg, Israël devra donc annexer la Cisjordanie, mais pas uniquement. Soutenu par de riches mécènes et des dizaines de milliers de nationalistes, le cœur de son projet consiste à ériger le troisième Temple de Jérusalem sur l’actuelle esplanade des Mosquées. Ce sanctuaire, construit selon la Bible par le roi Salomon au Xe siècle avant Jésus-Christ, fut rasé par les Babyloniens en – 586 avant notre ère, reconstruit cinquante ans plus tard, puis détruit par les armées romaines en 56. Depuis, la reconstruction du Temple irrigue la vie religieuse juive : l’anniversaire de sa destruction est marqué chaque année par un jour de jeûne et, lors des mariages, le marié brise un verre en souvenir du Temple puis promet de ne jamais oublier Jérusalem.
Mais la reconstruction du Temple suppose la destruction de l’esplanade des Mosquées, où se tiennent le Dôme du Rocher, dont la coupole dorée illumine Jérusalem, et surtout la mosquée al-Aqsa, troisième lieu saint de l’islam après La Mecque et Médine. Un même sommet sacré pour deux religions, le nœud de tous les conflits. « En raison d’al-Aqsa et du mont du Temple, peu importent les circonstances politiques, Jérusalem restera à jamais la plaque tectonique où s’entrechoquent les civilisations », pose l’avocat Danny Seidemann, spécialiste des relations israélo-arabes.
Dans le berceau des religions monothéistes, le spirituel dépasse la froide géopolitique. Depuis vingt ans et l’échec des accords d’Oslo, signés en 1993, de nouvelles forces se mettent en mouvement. « Avec nos filtres occidentaux rationalistes, nous avons tendance à réduire le conflit israélo-palestinien à sa dimension politico-territoriale et à sous-estimer la prégnance du facteur religieux, avance David Khalfa, spécialiste d’Israël à la Fondation Jean-Jaurès. Pourtant, les acteurs les plus mobilisés, de part et d’autre, sont les religieux nationalistes, dont l’influence s’est accrue avec l’effondrement du processus de paix. La disparition d’un horizon diplomatique a remis la question de l’identité, et notamment de la religion et de ses aspirations millénaristes, au premier plan. »
L’esplanade des Mosquées, par son caractère sacré et central, mobilise les passions. D’après des règles établies avec les Jordaniens, responsables de son administration, les juifs israéliens peuvent s’y rendre en nombre limité, à des heures bien précises, mais avec l’interdiction formelle d’y prier. Ces dernières années, le mouvement messianique a fait exploser le nombre de visiteurs juifs sur le mont du Temple : ils étaient 8 000 en 2012, plus de 50 000 en 2022. Petit à petit, cet afflux massif repousse les limites, avec des fidèles qui se regroupent pour des prières improvisées sur l’esplanade ou qui entonnent des chants religieux… Les musulmans s’inquiètent de ces avancées, ressenties comme des provocations, d’autant que le gouvernement israélien compte dans ses rangs le suprémaciste Itamar Ben-Gvir, qui s’est déjà rendu trois fois sur l’esplanade des Mosquées cette année.
Le Hamas a instrumentalisé cette question pour répandre le sang, en menant le 7 octobre son opération « déluge d’al-Aqsa ». Les dirigeants du groupe terroriste ont justifié le massacre de 1200 personnes, majoritairement des civils, par la présence juive sur l’esplanade des Mosquées. « Même si le monde entier reste silencieux face aux événements à Al-Quds [le nom arabe de Jérusalem] et dans la mosquée al-Aqsa, nous ne laisserons pas faire », a déclaré Ismaïl Haniyeh, le chef du bureau politique du Hamas, après le 7 octobre. « C’est une stratégie du Hamas, qui est confiné dans ce territoire exigu de la bande de Gaza, pour se désenclaver politiquement et s’imposer comme l’acteur central du mouvement national palestinien, indique David Khalfa. Le Hamas utilise Jérusalem comme point de ralliement car il connaît son pouvoir d’attraction et sa capacité à traverser les frontières. » Dans un récent sondage, un tiers des Palestiniens disent soutenir l’attaque du Hamas « dans le but de mettre fin à la violation d’al-Aqsa ».
L’esplanade des Mosquées, bien plus qu’un lieu de prière pour les Palestiniens
Yazan Risheq connaît bien ce pouvoir d’attraction, lui qui est né dans la vieille ville de Jérusalem il y a trente ans. « Le nom de cette opération du Hamas, ‘déluge d’al-Aqsa’, a résonné chez tous les Palestiniens, mais aussi chez 1,2 milliard de musulmans dans le monde, tant nous sommes connectés à ce lieu saint », explique-t-il au volant de sa Mitsubishi grise, dans les rues de Jérusalem-Est. Malgré sa grande barbe brune, Yazan prie peu mais parle beaucoup. Il raconte comment, pendant son enfance, il allait jouer au football sur l’esplanade des Mosquées avec ses copains, par manque d’espace dans la ville. Un lieu de vie, de rencontres, pour tout un peuple en souffrance. « Quand les Israéliens nous empêchent d’accéder à al-Aqsa, comme cela a été le cas pendant plusieurs semaines après le 7 octobre, ils savent qu’ils jouent avec le feu, souligne Yazan. Ils nous empêchent, nous, les propriétaires originels de ces terres, de prier dans notre lieu saint, mais autorisent des colons à fouler le sol d’al-Aqsa et à réaliser des prières interdites. C’est extrêmement dangereux. »
La bataille pour Jérusalem s’étend bien au-delà des lieux saints. Dans Jérusalem-Est, sous contrôle arabe jusqu’en 1967, le combat se joue rue par rue, maison par maison, entre habitants palestiniens et colons israéliens déterminés à gagner du terrain en ville sainte. Ces derniers sont déjà plus de 200 000 à s’être installés à Jérusalem-Est. En roulant à travers le quartier palestinien de Sheikh Jarrah, Yazan Risheq pointe les quelques maisons qui arborent des drapeaux israéliens et dénonce le harcèlement des colons. « Pendant le ramadan, nous installons des tables dans les rues afin de rompre le jeûne entre Palestiniens, raconte le jeune père de famille. Dans ces moments-là, les résidents israéliens invitent d’autres colons et nous attaquent, sous la protection de l’armée israélienne. Pour nous, rester c’est résister. » Quelques rues plus loin, il s’arrête devant une tente blanche, laissée à l’abandon : pendant plusieurs semaines, au début de la guerre, le ministre d’extrême droite Itamar Ben-Gvir y avait installé son « quartier général », en plein quartier palestinien. Une provocation de plus pour montrer sa détermination à contrôler l’ensemble des territoires palestiniens.
Face à cette poussée des colons, Yazan Risheq mène la lutte à sa manière, avec son organisation Al-Quds Grassroots. Il propose des visites touristiques de Jérusalem « avec une perspective palestinienne » et un biais politique revendiqué. « Notre tour n’est ni traditionnel ni sympa, souligne le trentenaire. Il montre les lieux qui exposent les politiques israéliennes visant à expulser les Palestiniens de Jérusalem, comme les murs de séparation, l’aménagement urbain, les destructions d’habitations ou les confiscations de terrains. » Dans leur public : de nombreux étudiants de grandes universités américaines, des humanitaires et des mouvements de « justice sociale » comme Black Lives Matter.
La lutte pour sa survie de la communauté arménienne
Mais tous les combats de Jérusalem ne gravitent pas autour du conflit israélo-palestinien. Dans la vieille ville, tout près de la porte de Jaffa, la petite communauté arménienne lutte, elle, sur… un parking. Ils sont une vingtaine, en ce doux matin de novembre, à partager le petit-déjeuner dans leur « quartier général », une cabane faite de vieilles poutres en bois et de plaques de tôle. Un ronflement sort de la tente en plastique montée à l’intérieur. Valy, bonnet noir, barbe blanche et œil de verre, a veillé toute la nuit sur son parking pour éviter que des colons armés ne s’emparent des lieux. « Nous, on ne fatigue pas, on reste là même s’il pleut, même s’il neige, raconte le cinquantenaire, café à la main. Tant qu’ils menacent nos terres, on ne bouge pas. » Face à la cabane, recouverte d’un immense drapeau arménien, un bulldozer jaune repose près d’un mur à moitié détruit.
Le contentieux remonte à juillet 2021, quand le patriarcat arménien de Jérusalem accepte de vendre ces terres, soit 25 % du quartier arménien de la vieille ville, à un homme d’affaires israélo-australien pour seulement 300 000 dollars. L’entrepreneur prévoit de construire un hôtel de luxe sur ce terrain. Depuis, l’ancien directeur des propriétés, qui a signé le contrat côté arménien, a été défroqué et s’est exilé en Californie. Aujourd’hui, le patriarcat arménien dénonce de toutes ses forces cette vente. « Un espace de cette taille dans la vieille ville de Jérusalem, c’est inestimable, c’est la terre la plus chère du monde, s’étrangle Setrag Balian, un jeune Français né dans la vieille ville, qui a cofondé le mouvement SaveTheArq pour protéger le patrimoine du quartier arménien. Alors s’en séparer pour cette somme, puis fuir à l’étranger… Nous en déduisons qu’il y a eu corruption. »
Sur ce parking se rejouent des batailles rangées depuis que l’entreprise israélienne, escortée par des colons armés et leurs chiens, a tenté de commencer les travaux de force début novembre, quand l’attention internationale se focalisait sur la bande de Gaza. « Ils croyaient la communauté arménienne très pacifique et craintive, retrace Setrag, en faisant les cent pas sur le parking. Mais nous nous sommes mobilisés et les avons affrontés. Puis nous avons posé ces barricades, ces barbelés et érigé notre quartier général pour veiller sur le parking jour et nuit. » Trois jours plus tôt, l’entreprise a envoyé 30 personnes envahir le terrain en courant, pour occuper les lieux. Tous ont rapidement été chassés.
Au-delà de ce jeu du chat et de la souris, la communauté arménienne craint que la vente de ce terrain n’acte sa disparition de Jérusalem. « Les extrémistes juifs ont déjà chassé la majorité des chrétiens de la vieille ville, ils crachent sur les prêtres, sur les croix, retrace Setrag Balian. S’ils commencent à nous traiter comme les Palestiniens, ça va aller très vite… Nous n’avons ni leur nombre ni leur courage. Nous vivons, littéralement, une crise existentielle. » Sur son parking, le petit groupe arménien mène une bataille désespérée pour sa survie, dans le quotidien impitoyable de Jérusalem.
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