Au Liban, des chants de victoire sur des champ de ruines

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Certains n’ont pas attendu que le soleil se lève. D’autres, plus prudents, ont préféré s’assurer que les drones se taisent avant de foncer dans leur véhicule, leur vie ficelée sur le toit. Depuis la capitale, les voies s’engorgent en direction de la banlieue de Beyrouth, la Békaa et le sud du pays. À l’intérieur des voitures, des sourires, une angoisse aussi. La famille Nazal s’est entassée à six, entourée de ses affaires, dans une vieille voiture. Ils rentrent chez eux, à Srifa, dans le caza de Tyr. « On a payé le prix fort, mais nous sommes victorieux », assure Amine, le père. « Finie la honte… Nous rentrons à la maison », renchérit le fils. Sur l’autoroute vers l’inconnu, ils découvrent, kilomètre après kilomètre, les immeubles à terre, les cendres encore fumantes, et cette odeur de calciné qui prend à la gorge. À l’entrée de Jadra, les bouchons deviennent plus denses. Fatima, toute vêtue de noir, roule avec ses quatre enfants en direction de Kfar Remmane. Un membre de cette famille manque à l’appel. Son homme, « ce martyr », laissé dans une morgue beyrouthine, faute de pouvoir l’enterrer dans leur village à Khiam, occupé par l’armée israélienne. « Nous y reviendrons la tête haute », dit-elle. Des chants à la gloire du Hezbollah et quelques drapeaux jaunes brandis rythment ce ballet du retour. Dans un 4 x 4, une famille se dirige vers Bint Jbeil sans savoir, comme beaucoup, si sa maison est intacte. Mais peu importe, rien n’entachera leur joie. « La “résistance” a empêché les Israéliens d’avancer à plus de 3 km de la frontière », assure ce chef de famille. Il s’énerve lorsqu’on lui dit que des troupes sont bien plus en profondeur sur le territoire. « Je vais vous dire une chose : nous ne rendrons pas les armes et les déplacés israéliens du Nord ne reviendront pas chez eux. »

Les embouteillages sur l’autoroute du Sud, avant l’entrée nord de Saïda, le 27 novembre 2024. Matthieu Karam/L’Orient-Le Jour

À l’entrée de Saïda, des enfants distribuent des portraits de Hassan Nasrallah, ancien secrétaire général du Hezbollah, assassiné le 27 septembre dans une frappe de l’armée israélienne sur la banlieue sud de Beyrouth. De voiture en voiture, c’est à qui se montrera le plus loyaliste et le plus triomphaliste. Surtout ne pas montrer de failles, dire que tout va bien, malgré tout. Des jeunes hommes assis sur le rebord de la fenêtre font le signe de la victoire. Et parmi les drapeaux jaunes et verts – d’Amal –, un drapeau libanais, surgi de nulle part. Sur la quatre voies à l’approche de Tyr, une pancarte de l’armée libanaise présente une roquette non explosée avec la mention « Le danger est planté dans nos terres ». Un convoi de chars de l’armée libanais avance lentement. Dans la précipitation, certains resquillent, d’autres roulent à contresens ou à tombeau ouvert, sans se soucier des petites affaires qui tombent en chemin.

À Abassiyé, il y a cet homme qui boit son soda en contemplant le bal des voitures. Il est resté tout le long de la guerre, sa seconde, dit-il fièrement. Ce jeune retraité de l’armée et partisan d’Amal, lui, ne voit pas de victoire. « C’est juste deux camps qui se sont retirés… Nous avons beaucoup perdu, d’hommes, de sang. Nous n’étions clairement pas prêts à mener cette guerre. » Dès l’entrée de Tyr, le prix de la guerre apparaît : un cimetière temporaire. Deux tranchées d’au moins 100 mètres, où ont été enterrés les « martyrs » en attendant que les bombardements s’arrêtent et qu’ils puissent reposer sur leurs terres. Une boîte, un nom et leur corps… « C’est grâce à ces hommes, ces secouristes, ces combattants que nous pouvons rentrer chez nous… » dit une dame, les larmes aux yeux. Voitures calcinées, bâtiments éventrés, décombres : la même scène défile à perte de vue.

Un cercueil enterré à la hâte dans un cimetière temporaire à Tyr, le 27 novembre 2024. Photo Matthieu Karam/L'Orient-Le JourUn cercueil enterré à la hâte dans un cimetière temporaire à Tyr, le 27 novembre 2024. Photo Matthieu Karam/L’Orient-Le Jour

« Comment peuvent-ils parler de victoire ? »

À l’intérieur de l’hôtel Rest House, dans le vieux centre de Tyr, le ton monte entre les membres d’une famille de déplacés. Certains crient victoire. D’autres sont révoltés. « Du sang et des martyrs pour rien », s’indigne Hala, qui a été forcée de fuir Deir Kanoun el-Nahr. « Comment peuvent-ils parler ainsi ? Les gens vont dormir dans la rue », renchérit son époux, assis près d’elle. La sœur de Hala lui demande, à maintes reprises, de se taire. En vain. Quant à sa mère, attachée au Hezbollah, elle admet regretter le coût de la guerre. « Mais je ne suis pas contre. Au moins, les Israéliens n’ont pas pris nos terres », dit-elle, en haussant le ton pour se faire entendre. Sa maison s’est effondrée alors qu’elle se trouvait à l’intérieur. « Ce n’était pas mon heure », dit-elle. Puis l’octogénaire se met à entonner des chants patriotiques. « Waynak ya Lebnan ? Lalala » « Le Liban ? Il a été détruit pour Gaza ! » cingle sa fille. Le petit-fils de Hala fait son entrée, elle n’a d’yeux que pour lui. « La maison est cassée », dit-il à sa téta, qui s’inquiète de sa perte de poids. « On ne peut pas vivre chez nous : il n’y a ni eau ni électricité… » déplore son fils.

Les décombres dans la ville de Tyr, dans le sud du pays, le 27 novembre 2024. Matthieu Karam/L’Orient-Le Jour.Les décombres dans la ville de Tyr, dans le sud du pays, le 27 novembre 2024. 

Dans le Sud, « kel nasr w ento bi kheir » (« bonne victoire à tous ! ») a remplacé le traditionnel « bonjour ». Hussein, 57 ans, a quitté le village de Toura, dans le caza de Tyr,  il y a 64 jours. Il vit depuis dans un hôtel du quartier chrétien. À peine quelques mots et voilà qu’il s’effondre. « Je pleure pour le pays. Pourquoi tout ça ? » Deux de ses filles viendront de Beyrouth le chercher. Il se ressaisit, dit qu’il n’a « jamais eu peur de la guerre ». Il vient de sécher ses larmes. Dans les ruelles de Tyr, un cadre du Hezbollah a « insisté » pour nous accompagner. Durant plus d’un an, il a fallu montrer patte blanche, prévenir des allées et venues de journalistes dans le Sud. La guerre est « finie », mais les réflexes ont la vie dure. Devant un immeuble détruit, notre « guide » est fébrile. « Faut pas trop traîner ici, il y a des heurts à la frontière. Pas sûr que cette trêve tienne », pressent-il.

Les bouchers, les patrons de café et les revenants

La neige borde désormais les routes qui mènent à la Békaa. Des membres de la Défense civile et de la Croix-Rouge sont mobilisés pour assurer le retour des habitants. Pendant des mois, le Hezbollah s’est caché, ses partisans ont fait profil bas, forcés de trouver refuge ailleurs sur tout le territoire, par crainte de représailles de l’armée israélienne. Les voilà vent debout, encore ce V de la victoire et ces drapeaux jaunes qui repartent, conquérants, regagner leurs terres. Dans les voitures, l’ambiance est à la fête. Il fait jour, mais on lâche déjà des feux d’artifice. « Grâce à Dieu, vous êtes sains et saufs », lance Mohammad Lakkis, le gendarme du coin, aux passagers des voitures encombrées de matelas et de meubles.

À l’entrée de Baalbeck, Mohammad a ouvert son magasin de musique et placé les enceintes sur le verre brisé par la frappe du bâtiment patrimonial Menchiyé. Il en sort des chants révolutionnaires pour accueillir les revenants, qui arrivent au compte-gouttes dans la ville aux airs de cité mortuaire. Mais dans le cœur touristique, mis à part les ruines millénaires du site archéologique, seul l’immeuble abritant l’agence d’al-Qard al-Hassan est mal en point.

Akram Hleily, vendeur de café, a le sourire depuis le cessez-le-feu. La vie reprend dans le quartier central de Baalbeck, le 27 novembre 2024. Lucile Wassermann/L’Orient-Le JourAkram Hleily, vendeur de café, a le sourire depuis le cessez-le-feu. La vie reprend dans le quartier central de Baalbeck, le 27 novembre 2024. 

Entre les commerçants, on joue à qui est le plus « abaday (vaillant) ». « Ils ont voulu nous effacer, mais nous sommes patients, résilients. C’était notre droit de résister contre cette destruction », dit l’un d’eux. En face, les bouchers du marché sont ouverts. « Nous n’avons pas fermé durant la guerre », s’enorgueillit même Hassan Maher, l’un d’eux, « mais il n’y avait que ma famille ici, aucun client ne venait ». « Ils reviennent avec leurs drapeaux, mais pendant la guerre, ils ont fui », rit Hussein Kayam, boucher également, et qui n’a jamais fermé ses rideaux de fer. Ils ne sont pas les seuls. En face, Akram, vendeur de café, était là aussi. « Je suis de Baalbeck, cette ville, je l’ai dans le sang, pas question de partir. » Voir les habitants revenir le rassure. C’est le signe qu’il lui fallait pour oublier ces deux mois durant lesquels il ouvrait à perte. 

Melhem Haïdar, un avocat de Baalbeck qui revient après des mois d’absence et découvre la destruction de la maison de ses neveux, le 27 novembre 2024. Lucile Wassermann/L’Orient-Le JourMelhem Haïdar, un avocat de Baalbeck qui revient après des mois d’absence et découvre la destruction de la maison de ses neveux, le 27 novembre 2024. 

À Ras el-Aïn, autour du parc, la moitié des cafés-restaurants où habitants et touristes passaient les week-ends sont en ruine. Hassan Saidah, propriétaire du café éponyme, a refusé de le quitter. Pendant les derniers jours, les bombardements ont plu autour de lui, si bien qu’il dormait dans une tente dehors. « Ma villa », dit il, jovial. Il devient amer en montrant le toit de sa maison. « J’ai travaillé toute ma vie pour construire cette maison et installer 26 panneaux solaires. Il n’en reste plus que 5 », déplore l’homme. « L’argent, on peut le trouver, ce sont les âmes qu’on ne ramène pas », dit Hassan Saidah dans son café vide où il espère bientôt accueillir des clients pour manger ses glaces à la achta maison. À ses côtés, sa femme abonde : « On veut la paix, rien d’autre. Ici, des gens reviennent et trouvent leur maison détruite. D’autres ne reviendront jamais. » Hier soir, à quelques heures de l’arrêt des hostilités, leur nièce est morte, tuée avec toute sa famille. Son bébé de dix jours aussi. Et aucune trace de son petit corps.

« Dieu merci, on a encore un toit »

Dans les artères de la banlieue sud de Beyrouth – à Ghobeiri, Hadath, Chiyah, Jamous et au-delà –, la fumée toxique qui se dégage des décombres, mêlée à la pluie, prend aux poumons. Pour sortir, beaucoup d’habitants ont ressorti les vieux masques de l’époque du Covid. Le ciel est bas, l’hiver s’est installé. Mais l’euphorie transperce les rues. « Les gens sont revenus, Dieu est généreux ! » crie une jeune femme par la fenêtre de sa voiture. Des adolescents klaxonnent, les tirs de joie retentissent au loin. Le jaune flamboyant des drapeaux du Hezbollah tranche avec le gris des décombres.

Une partie du pays semble s’être donné rendez-vous dans la rue ce matin. Ici, les embouteillages ne ressemblent à aucun autre. Des voitures chargées de matelas, de réfrigérateurs et de couvertures se suivent. Par la fenêtre, les passagers tendent le bras pour immortaliser les images de l’enfer qui vient de finir. Des journalistes circulent à pied. À certains carrefours stratégiques, l’armée veille au grain. Des pelleteuses géantes sillonnent le quartier. Au milieu des ruines, la victoire a un goût de cendre.

Une femme marche sous la pluie le premier jour du cessez-le-feu, dans la banlieue sud de Beyrouth, le 27 novembre 2024. Mohammad Yassine/L’Orient-Le Jour Une femme marche sous la pluie le premier jour du cessez-le-feu, dans la banlieue sud de Beyrouth, le 27 novembre 2024. 

Debout sur les vestiges de l’immeuble familial, près de l’autoroute Hadi Nasrallah, Farah Youssef tient à peine en équilibre. Elle enjambe une grille, soulève un matelas. Entre une branche de ferraille et un morceau de mur arraché, la jeune femme cherche des objets qui auraient survécu à la frappe ayant entièrement détruit l’ancien appartement habité par ses parents. Elle a déjà déterré une photo et un Coran. Elle espère en exhumer davantage. Le visage serein, l’air calme, Farah est confiante. Il se dit que le Hezbollah va tout reconstruire. Et puis l’ennemi n’est « pas parvenu à occuper un centimètre carré ». En attendant qu’ils soient relogés, elle accueillera ses parents et son jeune frère dans le quartier Hay el-Sellom.

Les décombres dans la banlieue sud de Beyrouth, le 27 novembre 2024. Mohammad Yassine/L’Orient-Le JourLes décombres dans la banlieue sud de Beyrouth, le 27 novembre 2024. 

Debout en bas de son immeuble, une valise rouge à ses pieds, Tania attend que son mari passe la récupérer en voiture. Elle a le sourire de quelqu’un qui n’ose pas encore croire à ce qui lui arrive. En rentrant chez elle aujourd’hui, après plusieurs mois d’absence, elle a versé « des larmes de joie et de tristesse ». Son appartement n’a pas été détruit. « Dieu merci, on a encore un toit. » Mais il a été sérieusement endommagé par les frappes alentour. Sans eau ni électricité, il n’est plus habitable. Le temps des travaux, elle est venue chercher quelques affaires supplémentaires. « Comme en 2006. »

À quelques mètres de là, des membres de la Défense civile tentent d’éteindre un feu. Dans la nuit de mardi à mercredi, une frappe israélienne a déclenché un incendie dans un réservoir de mazout. Une ambulance du Croissant-Rouge s’arrête devant les ruines. « Vous avez besoin de quelque chose ? » Ici, il n’y avait plus personne quand les Israéliens ont frappé hier. Aucune victime, les deux ambulanciers poursuivent leur route. Dans la banlieue, la Békaa ou au sud du pays, les secouristes chercheront pendant des heures de possibles survivants dans les décombres.

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