A sa sortie de prison, Armand Rajadbpour-Miyandoab, auteur présumé de l’attaque au couteau et marteau du samedi 2 décembre à Paris, a été entouré pendant trois ans d’une équipe d’experts. Un psychologue, un éducateur et un médiateur du fait religieux se sont succédés. Jusqu’à ces derniers mois, le jeune homme, sorti de prison en 2020, bénéficiait du programme d’accompagnement individualisé de réaffiliation sociale (PAIRS), un dispositif de suivi sur mesure pour les anciens détenus radicalisés.
Il est, à cette heure, le seul récidiviste sur les près de 400 anciens détenus radicalisés passés par l’une des quatre antennes à Paris, Lille ou Marseille et Lyon. Aujourd’hui, plus question de les « déradicaliser », explique Nicolas Valet, magistrat, directeur national en charge des sujets justice au Groupe SOS Solidarité, l’association qui pilote le programme. Désormais, les acteurs préfèrent parler de « désengagement de la violence ». Une évolution lexicale éloquente : après plusieurs échecs retentissants, l’Etat ne cherche plus vraiment à convaincre les islamistes de leur fausse route idéologico-religieuse ; l’objectif est aujourd’hui davantage de les détourner de la violence.
Un « fiasco »
Cela fait près de dix ans – depuis l’automne 2014 – que l’Etat français met en place des mesures pour brider la radicalisation en France. Deux ans après les attaques de Mohammed Merah, le pays fait face à de multiples départs en Syrie et en Irak, sur le territoire revendiqué par l’Etat islamique. Les attentats de janvier puis novembre 2015 pousseront les pouvoirs publics à accélérer les expérimentations. Un centre de prévention, d’insertion et de citoyenneté est notamment ouvert en septembre 2016, au lieu-dit de Pontourny, à Beaumont-en-Véron (Indre-et-Loire). Ce sont les grandes heures de la « déradicalisation ». Ce premier centre, qui devait accueillir vingt-cinq personnes – et dont le format devait se décliner dans chaque région -, n’en recevra finalement que neuf. Les « revenants » de Syrie, qui devaient à l’origine atterrir dans ces centres, seront finalement orientés vers la prison. Un rapport sénatorial publié en 2017 étrille la gestion de l’exécutif, évoquant un « fiasco ».
La France commence alors à être confrontée aux premières sorties de prison de condamnés pour terrorisme, et, déjà, des signaux d’alerte clignotent. Dès 2019, le chercheur Hugo Micheron publie Le Jihadisme français. Quartiers, Syrie, prisons, dans lequel il annonce que « les maisons d’arrêt sont devenues le premier réservoir humain du djihadisme européen, avec plus de 500 détenus concernés ». Aujourd’hui, le nombre de détenus radicalisés dans la prison dépasse les 900. « Aucun pays européen n’a eu à gérer la question dans de telles proportions », relève Mohammed Chirani, consultant en prévention de la radicalisation religieuse. « L’Angleterre est montée à 150 personnes concernées, l’Allemagne moins d’une centaine », ajoute-t-il.
Déconstruction d’une idéologie
Pour faire face, l’Etat français entend d’abord évaluer le niveau de radicalisation des détenus « à référentiel djihadiste » – selon le vocabulaire employé par l’administration pénitentiaire. Ces derniers passent par un quartier d’évaluation de la radicalisation pendant 15 semaines. Armand Rajabdpour-Miyandoab a été évalué par Mohammed Chirani, quand ce dernier travaillait pour le ministère de la Justice. A l’époque, le jeune homme avait pour habitude de retranscrire « des chapitres et des chapitres » de livres salafistes. « C’est notamment ainsi que l’on a compris que son idéologie était entremêlée de folie, raconte-t-il. J’ai immédiatement détecté chez lui l’aspect idéologique de son discours, qui était fortement imprégné de concepts salafo-djihadistes ».
Après leur évaluation, les détenus sont ensuite séparés en deux groupes. Les plus dangereux sont mis à l’isolement. Les autres sont envoyés dans un quartier de prise en charge de la radicalisation, où des médiateurs du fait religieux tentent de les éloigner de leurs projets violents. Dans ce contexte, et malgré le bilan contrasté de cette approche, les fonctionnaires tentent de sensibiliser les prisonniers à l’impasse que constitue la propagande djihadiste. « Nous ne travaillons pas sur les croyances religieuses mais sur la déconstruction d’une idéologie, avec l’aide d’experts en géopolitique, théologie, islamologie et également en matière psychosociale », explique Naoufel Gaied, chef de la mission de lutte contre la radicalisation violente.
Double approche
Cette double approche se poursuit à leur libération : ils sont soumis à la fois à une surveillance administrative et judiciaire des anciens détenus, et à un accompagnement social. Aux services pénitentiaires d’insertion et de probation, qui assurent le suivi des ex-détenus, s’ajoute depuis 2018 le programme Pairs, auquel a été soumis Armand Rajabpour-Miyadoab jusqu’en mars de cette année. Le dispositif entend suivre – sur décision du juge – les individus poursuivis ou condamnés pour des faits de terrorisme. Les détenus de droits communs susceptibles de radicalisation peuvent aussi y être soumis. A l’inverse, les personnes évaluées comme étant les plus à risque par l’administration pénitentiaire ne l’intègrent pas.
Si les trajectoires diffèrent selon les personnes, les sources policières et judiciaires confirment que l’environnement familial – une rencontre amoureuse, par exemple – ou un projet professionnel instaurent des « barrières » qui empêchent le passage à l’acte. « Nous avons une approche médico-sociale, explique Nicolas Valet. Le suivi peut être très intensif, et peut aller jusqu’à vingt heures par semaine ». En cas de non-respect du programme ou de comportement alertant les professionnels, les anciens détenus sont susceptibles de revenir en prison. Le cas s’est ainsi présenté « plusieurs fois » signale Nicolas Valet. « Il n’y a pas d’angélisme chez nous, assure le magistrat. Nous faisons régulièrement des points avec l’administration sur chaque dossier, et les professionnels ont bien conscience du risque de leurre ».
Faisceaux d’indices
Car même si le programme Pairs est salué pour l’absence de récidive de ses participants, il reste difficile de juger si les intéressés ont vraiment renoncé à leur idéologie et à toute action violente. Qu’est-ce qui garantit qu’un détenu ne se plie pas à ses obligations seulement pour en être débarrassé ? « Le désengagement de la violence est une étape, mais n’est pas le vaccin, pointe Jérôme Poirot, haut-fonctionnaire, ancien adjoint du Coordonnateur national du renseignement de 2009 à 2015. Il n’y a aucune garantie que leur renoncement soit définitif. Le double jeu est possible ». Dans l’islamisme, la tactique de la « taqiya » ou « dissimulation » est bien connue des services de renseignement. « Nous savons que certains profils très particuliers ne feront plus parler d’eux à leur sortie de prison. C’est en général le cas des femmes très jeunes parties au début des années Daech sur le théâtre irako-syrien parce qu’elles rêvaient d’une vie meilleure, explique une source des services de renseignement. Elles sont souvent revenues en se rendant compte qu’elles s’étaient trompées et, après avoir purgé leur peine, ont rompu avec l’idéologie islamiste ». Pour les autres, les services de sécurité savent qu’il ne faut pas forcément prendre pour un argent comptant leurs discours parfois stéréotypés.
Les anciens détenus sont suivis à la trace par le Service national du renseignement pénitentiaire et la DGSI. « Il n’y a pas de sortie sèche de prison, poursuit notre source. Les services de renseignement vont être chargés du suivi d’une personne quel que soit son niveau de radicalisation. » Pour détecter tout signal inquiétant, le personnel de la DGSI s’attache à rassembler un faisceau d’indices remontés par 19 services de l’Etat : l’Education nationale, le ministère de la Justice, les fonctionnaires chargés du suivi des affaires familiales… « C’est en combinant tous ces éléments que l’on peut apprécier au plus juste la vraie déradicalisation d’une personne », commente-t-on. En complément, deux psychiatres sont récemment arrivés dans l’équipe du service de renseignement afin d’évaluer les différents profils.
La majorité (« 95 % ») des 486 détenus condamnés pour des faits liés au terrorisme et sortis depuis 2018 sont soumis à des mesures individuelles de contrôle et de surveillances (Micas), renouvelables par tranches de trois mois. « Ces personnes sont évaluées au fichier du suivi des personnes radicalisées terroristes, cette évaluation se fait avec un chiffre de 1 à 3, un étant attribué aux profils les plus inquiétants, trois les moins inquiétants », indique-t-on.
Risque de radicalités dormantes
Renseignement technique, écoute téléphonique, sonorisation voire surveillance physique… Un dispositif de surveillance plus ou moins sophistiqué est déployé selon la dangerosité de la personne, renforcé par les observations des professionnels du programme Pairs. « Ces mécanismes ne servent pas à la déradicalisation, mais ils préviennent la récidive », confirme une source judiciaire. Encadré par des professionnels, suivi par les services de renseignement, tenus à de multiples rendez-vous par semaine, un ancien détenu a moins de chance d’échapper à la vigilance de l’Etat – et est normalement vite repéré.
Les événements de samedi ont néanmoins démontré que ni cette surveillance rapprochée, ni les efforts déployés en matière de réinsertion ne peuvent éviter les récidives. « Le contexte ambiant – en l’occurrence le conflit israélo-palestinien – risque de réveiller des radicalités dormantes, note Mohammed Chirani. C’est simple : le risque zéro n’existe pas ». Ils posent la question, aussi, de l’après : Armand Rajabpour-Miyandoab avait terminé sa participation au programme Pairs depuis plusieurs mois au moment des faits. Qu’adviendra-t-il des prochains repris de justice radicalisés dans ce cas ?
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