Sa voix, parfois, tremble sous le poids des années. Son énergie, elle, reste intacte. A 91 ans, Berthe Badehi est campée, debout, à l’entrée de Yad Vashem, le grand mémorial de l’Holocauste bâti sur une colline de l’ouest de Jérusalem. Avec sa mèche argentée et son sourire étincelant, elle continue d’accueillir les groupes de curieux, de leur détailler les moindres recoins de Yad Vashem et de leur raconter son histoire de la Shoah, celui d’une petite fille juive cachée dans une famille catholique de Savoie. « J’ai voulu prendre ma retraite en décembre dernier, mais ils m’ont dit non », sourit la nonagénaire, née à Lyon en 1932.
Ce matin de novembre, seul un groupe de sept jeunes pénètre dans le hall majestueux de Yad Vashem. Depuis le 7 octobre et la guerre dans la bande de Gaza, les visiteurs se font rares. Eux viennent tout juste de faire leur alya, l’immigration des juifs en Israël, et viennent en apprendre davantage sur l’histoire, sur l’enfer de la Shoah. « A tous ces jeunes, je leur dis : veillez à ce que ça ne se reproduise plus », résume Berthe derrière le comptoir d’accueil. En partant, chaque jeune l’étreint, l’embrasse. Berthe rayonne.
Un groupe de parole pour « briser la solitude »
Cet après-midi, la jeune femme de 91 ans a rendez-vous avec son groupe de l’association Aloumim, qui rassemble près de 500 enfants cachés de la Shoah vivant aujourd’hui en Israël. Dans une salle de classe prêtée par Yad Vashem, ils sont une quinzaine, âgés d’au moins 80 ans, à se réunir pour leur premier groupe de parole depuis les massacres commis par le Hamas. L’horreur, la guerre, l’abandon. Les ténèbres de cette période replongent ces doyens dans leurs cauchemars d’enfants. Alors il faut échanger, s’ouvrir à ceux passés par le même traumatisme. « Libérer la parole, briser notre solitude », comme le dit Suzy Sprecher, tout juste 83 ans, qui dirige la conversation.
Assis en carré sur des chaises d’écolier, ils expriment ce qu’ils ont sur le cœur depuis le 7 octobre. Chacun à son rythme. Sonia, en élégant tailleur blanc et noir, fait tenir sa pensée dans des phrases courtes qui transmettent l’essentiel. Son fils à l’armée, les cauchemars, les réveils au milieu de la nuit. « Tout me revient », résume-t-elle. A sa droite, son mari Szmil a perdu la parole, devenu aphasique depuis un accident de voiture. Enfant, il a survécu à Auschwitz. Avec la tendresse de ceux qui ne se quittent jamais, Sonia raconte l’émotion de Szmil depuis le début de la guerre : « Il ne parle plus, mais il pleure tous les jours. »
En face du couple éternel, Madeleine, droite comme un I sur sa chaise, a le débit acéré et les émotions à vif. « Quand j’ai vu ça, j’ai poussé un hurlement… En Israël ! J’ai toujours pensé que cette horreur pouvait revenir, mais pas en Israël. » Comme ses camarades d’Aloumim, elle raconte être retombée en enfance, l’espace d’une journée tragique. « Puis j’ai pris un somnifère, et, à mon réveil, je me suis dit : tu es en Israël, en sécurité, et j’ai enterré tout mon passé, poursuit Madeleine. J’ai mis de côté la Shoah, comme une résilience. »
Près de la fenêtre avec vue sur les vallées boisées de l’ouest de Jérusalem, Gaby acquiesce. « Toute ma vie, j’ai absorbé les angoisses, les peurs, l’exode. Du jour au lendemain, le 7 octobre, je suis retombée dans l’abandon et la peur, des états qui me paralysent : je me retrouve bébé, j’ai du mal à me nourrir, à faire à manger… » Dans ses yeux de 82 ans resurgissent la fragilité et les hésitations de l’enfance.
Les enfants otages du Hamas, un sujet intime
Très vite, un sujet focalise l’attention du groupe de parole. Pour eux, dont les premières années ont été abîmées à jamais par la folie des adultes, la vision d’enfants otages résonne d’une manière intense. Et intime. Meïra Barer avait le même âge que le petit Kfir Bibas, le plus jeune captif israélien du Hamas (9 mois), quand elle a échappé par miracle à la rafle du Vel’ d’Hiv. Elle pleurait si fort qu’un policier a prié sa mère de s’en aller, avant d’être cachée pendant trois ans dans des familles de l’Oise et de l’Yonne. « Je ne m’en souviens pas, évidemment, mais j’ai ce souvenir de l’abandon et de la solitude, raconte Meïra, 82 ans. Quand je vois les enfants otages, seuls dans les tunnels, dans le froid, impuissants… Ça me touche énormément. »
Face à elle, Suzy Sprecher fend aussi sa carapace, partage sa solitude, ses angoisses, ses larmes. « Je n’ai pas d’images de la Shoah, mais j’ai des sensations et des odeurs, pose cette ancienne virologue, qui a consacré quarante ans de sa carrière à l’Institut Pasteur. Les odeurs, en particulier, restent. J’étais en Suisse allemande dans un camp de réfugiés, j’avais 3 ans, je me suis évadée la nuit à la recherche de ma mère. C’est pour ça que je pleure aujourd’hui : ce sentiment d’abandon fait partie de nous, et avec la guerre il remonte à la surface. »
Dans leur grande majorité, les membres d’Aloumim sont français, hormis quelques Belges. Tous ont fait leur alya il y a plusieurs dizaines d’années. Pour certains, le 7 octobre a bouleversé ce rapport à leur pays d’origine. « En ce moment, en tant qu’Israélienne, je ne me sens pas du tout française, tranche Madeleine, scandalisée par les marches propalestiniennes à Paris. Je n’ai que nos soldats et nos otages en tête. » « Israël, c’est mon refuge », abonde Suzy, qui n’a pas de mots assez puissants pour vanter la solidarité de la société israélienne après les attaques du Hamas. Meïra embraye, dévastée par la flambée d’actes antisémites dans son pays de naissance. « En France, les juifs ont peur à nouveau, ils revivent nos traumatismes. Mais ici, en Israël, je ne suis pas une victime, souligne la rescapée du Vel’ d’Hiv. Nous, on a vu venir depuis des années ce qu’il se passe en Europe, et notamment en France… Là-bas, nous sommes impuissants, ici nous pouvons agir. » Presque tous les jours, elle collecte et confectionne des paquets de nourriture pour les soldats israéliens sur le front, près de Gaza. Sa manière à elle de participer à la guerre, dit-elle.
« Le monde entier est contre nous »
Au fond de la salle, Paul remue sur sa chaise d’écolier. Lui aussi a vécu la Shoah en France, lui aussi est un enfant caché. Aujourd’hui, il raconte sa colère devant les manifestations propalestiniennes de Londres ou de New York, qu’il assimile à un soutien au Hamas et à ses atrocités. « Je suis écœuré de voir que le monde entier est contre nous, qu’une nouvelle génération puisse penser que le sang juif ne vaut rien », soupire Paul. A ses côtés, René aussi est remonté. Avec son accent belge intact, il raconte son premier souvenir d’enfance, lors des bombardements de 1944, juste avant la Libération. « Les Alliés ne pouvaient pas demander gentiment à passer par la Belgique, alors ils envoyaient des tapis de bombes sur les villes, rappelle l’enfant de Liège, qui a perdu un frère et une sœur sous ces bombardements alliés. Maintenant, ce qui me scandalise, c’est que l’on nous accuse de bombarder de pauvres civils à Gaza, alors que l’on prend des précautions de Sioux pour ne pas les toucher. » Dans une guerre, seule la victoire semble compter.
Après deux heures d’échange, les cœurs sont plus légers, le sac vidé. On promet de se revoir pour le prochain groupe de parole à Jérusalem, début janvier. A la sortie, nous retrouvons Berthe, qui ne peut empêcher son large sourire d’illuminer la pièce. Comme souvent, elle repense aux enfants otages dans la bande de Gaza. « J’espère qu’ils en sortiront sain et sauf. Bien que, sain d’esprit, je n’en suis pas sûre… » A 91 ans, la doyenne se redresse soudainement : « Ces enfants… Toute leur vie, ils auront en eux cette terreur et cette angoisse. Comme nous, en fait. »
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