L’économie israélienne du génocide est-elle au bord du gouffre ?
L’économiste Shir Hever explique comment la mobilisation pour la guerre à Gaza a soutenu une « économie zombie » qui semble fonctionner, mais qui est dépourvue de toute perspective d’avenir (traduction de larges extraits d’une interview réalisée par le site israélien +972)

+972 : Depuis octobre 2023, Israël est confronté à une convergence de chocs économiques. Des dizaines de milliers d’habitants ont été déplacés des régions frontalières du sud et du nord en raison des hostilités avec le Hamas et le Hezbollah, tandis que des centaines de milliers de réservistes ont été retirés du marché du travail pour de longues périodes, entraînant des pénuries de personnel dans des secteurs clés et une baisse de la productivité. Les services publics, l’éducation et la santé se sont détériorés, les dépenses publiques étant réorientées vers l’effort de guerre, et près de 50.000 entreprises ont fait faillite.
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Un rapport annuel sur la pauvreté, publié le 8 décembre par l’ONG israélienne Latet, souligne la gravité de la crise sociale. Les dépenses des ménages ont considérablement augmenté depuis la guerre, près de 27 % des familles et plus d’un tiers des enfants souffrent désormais d’« insécurité alimentaire », et environ un quart des bénéficiaires de l’aide sont de « nouveaux pauvres » plongés dans la précarité au cours des deux dernières années.
Pourtant, dans le même temps, l’économie israélienne a également fait preuve de résilience. Le shekel s’est apprécié de près de 20 % par rapport au dollar américain depuis le début de la guerre, et la Bourse de Tel-Aviv a atteint des sommets historiques, soutenue en partie par les dépenses liées à l’effort de guerre et l’intervention de la banque centrale.
Pour comprendre ces signaux apparemment contradictoires – marchés en plein essor et difficultés socio-économiques croissantes – il est nécessaire d’aller au-delà des indicateurs traditionnels. Dans l’interview qu’a réalisée le site +972, Shir Hever, chercheur en économie israélien et militant du BDS, affirme qu’Israël fonctionne désormais dans ce qu’il appelle une « économie zombie », maintenue à flot par des dépenses militaires massives, le crédit étranger et le déni politique.
Depuis plus de vingt ans, Shir Hever étudie les liens entre l’économie israélienne, le militarisme et l’occupation. Dans cet entretien, il explique pourquoi la crise économique israélienne ne peut se résumer au PIB ou à l’inflation, et pourquoi les piliers qui soutenaient autrefois sa croissance – investissements étrangers, innovation technologique et intégration mondiale – commencent à s’effriter. Il aborde également l’illusion d’une économie de guerre viable, le coût socio-économique d’une mobilisation de masse prolongée, et comment l’isolement croissant d’Israël sur les marchés mondiaux pourrait annoncer le début d’un déclin durable.
+972 : Pour commencer, si l’on postule que la guerre de Gaza, telle qu’elle s’est déroulée ces deux dernières années, est à présent terminée, pensez-vous que l’économie israélienne va se redresser ? Et si oui, comment ?

S.H. : Il me semble essentiel de se demander d’abord : se redresser de quoi ?
Le problème économique d’Israël est complexe. Premièrement, la productivité est directement affectée par le déplacement de dizaines de milliers de ménages vivant près des frontières avec Gaza et le Liban, ainsi que par les dommages directs causés par les missiles et les roquettes dans ces zones.
Deuxièmement, le recrutement de près de 300.000 réservistes pendant une période prolongée a entraîné une baisse notable du taux d’activité. Il a également anéanti d’innombrables jours investis dans la formation de ces travailleurs, alors même que les moyens de former et d’éduquer les remplaçants sont loin d’être optimaux.
Troisièmement, la classe moyenne israélienne instruite commence à envisager l’émigration, et des dizaines de milliers de familles ont déjà quitté le pays.
Quatrièmement, la crise financière : nombreux sont les Israéliens qui ont placé leurs économies à l’étranger par crainte de l’inflation, conjuguée à la dégradation de la notation de crédit d’Israël et donc à l’augmentation des taux auxquels il emprunte.
Alors que les ressources étaient détournées vers la guerre – les données gouvernementales elles-mêmes montrant que le gouvernement a acheté pour des dizaines de milliards de dollars d’armements à crédit – la qualité des services publics et de l’enseignement supérieur s’est considérablement dégradée. Jamais de son histoire Israël n’a été aussi près de se retrouver piégé par le service de la dette [une situation où un État est contraint de contracter des emprunts pour couvrir les intérêts des prêts plus anciens].
Enfin, et c’est un point crucial, l’image d’Israël est devenue désastreuse. Le pays fait face à des boycotts, des désinvestissements et des sanctions d’une ampleur inédite. Les entreprises israéliennes constatent que des partenaires commerciaux étrangers de longue date hésitent à poursuivre les affaires avec elles.
J’ai lu un article sur Ynet où plusieurs hommes d’affaires israéliens étaient interviewés. Ils expliquaient leur sentiment d’isolement et le fait que leurs partenaires commerciaux, même de longue date, ne souhaitaient plus collaborer avec eux. Ils décrivaient comment, même dans des pays « très amis d’Israël », on leur avait demandé : « Veuillez supprimer toute trace de cette réunion, nous ne voulons pas que l’on sache que nous vous avons rencontrés.» Il s’agissait probablement de l’Allemagne, puisque le salon IFA s’était tenu à Berlin juste avant l’interview.
Ces derniers mois, vous avez qualifié l’économie israélienne, pendant la guerre de Gaza, d’« économie zombie ». Pourriez-vous nous expliquer ce que vous entendez par là ?
Je parle d’économie zombie car c’est une économie qui continue de tourner, mais qui n’a pas conscience de sa propre crise ni de son effondrement imminent.
Une économie capitaliste repose sur l’idée d’un horizon futur constant. Un marché capitaliste ne peut exister sans investissement, et l’investissement consiste à investir aujourd’hui pour réaliser un profit demain. Or, en Israël, le gouvernement a adopté un budget déconnecté des dépenses réelles, ce qui a entraîné une explosion de la dette, et le projet de budget pour l’année prochaine est tout aussi illusoire.
Parallèlement, nombre de personnes parmi les plus talentueuses et les plus instruites quittent le pays car elles ne souhaitent pas y élever leurs enfants. C’est précisément l’antithèse d’une vision à long terme : un État qui privilégie le court terme au détriment du long terme.
Ainsi, si l’économie semble fonctionner en apparence, c’est en grande partie parce qu’une part importante de la population a été mobilisée pour le service de réserve : armée, équipée, nourrie et transportée pour soutenir l’effort de guerre. La guerre est la principale activité économique du gouvernement ; même deux mois après le prétendu cessez-le-feu décrété par Trump, aucun démobilisation massive des réservistes n’a eu lieu.
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+972 : On suppose que tous les réservistes ayant servi pendant la guerre, ainsi que toutes les personnes déplacées du sud et du nord, réintégreront le marché du travail à un moment donné. Cela permettra-t-il à Israël d’échapper à une crise économique ?
S.H. : Tout d’abord, nombre de ces réservistes n’auront tout simplement pas d’emploi à leur retour, car plus de 46 000 entreprises ont fait faillite pendant la guerre.
Il y a aussi l’aspect psychologique. Je ne suis pas en mesure de dire ce qui se passera lorsque ces personnes tenteront de reprendre une vie civile, mais l’impact risque d’être dramatique. Auront-elles recours à la violence au moindre prétexte, comme elles l’ont fait pendant des centaines de jours à Gaza ? Auront-elles besoin d’un soutien psychologique important pour gérer le traumatisme et la culpabilité ? On constate déjà de nombreux suicides parmi les soldats.
N’oublions pas que ces personnes n’ont pas pris le temps de se tenir au courant des évolutions de leurs professions et ont, au contraire, commis un génocide à Gaza, ce qui contribue également aux crises technologiques et éducatives. Les effectifs universitaires n’ont pas suivi la croissance démographique, ce qui signifie qu’Israël risque de devenir moins instruit à long terme.
Par ailleurs, il y a eu environ 250 000 Israéliens déplacés de leurs foyers situés près des frontières avec Gaza ou le Liban, qui ont vécu plus d’un an dans des hôtels. Ils vivent dans la crainte d’être rappelés à tout moment. Il est très difficile de trouver un emploi dans ces conditions, car leur indemnisation dépend de leur volonté de retourner dans leurs communautés d’origine. Autrement dit, ils doivent choisir entre obéir aux exigences du gouvernement ou renoncer à leur indemnisation et quitter le pays – ce que certains ont fait.

Pourtant, la bourse israélienne atteint de nouveaux sommets et le shekel reste stable. Comment expliquer cela ?
Il est important de noter que la bourse n’évolue pas dans une seule direction. Par exemple, le cours de la bourse a chuté après un discours de Netanyahu en septembre, où il appelait Israël à se mettre en ‘mode spartiate’. Ses propos ont semé la panique, car il reconnaissait, dans une certaine mesure, l’impact des sanctions, des boycotts et de l’isolement économique sur Israël. Ce fut un coup dur porté à l’illusion qui régnait alors.
« Réservistes » ou mercenaires à 8.000 euros par mois ?
Mais d’autres facteurs expliquent cette situation. Israël a notamment modifié les règles de rémunération des réservistes, qui perçoivent désormais 29 000 shekels par mois (près des 8.000 euros), soit plus du double du salaire moyen en Israël et plus de quatre fois le salaire minimum. Certains officiers de carrière ont même quitté l’armée pour rejoindre la réserve et ainsi augmenter leurs revenus.
N’ayant pas d’autres dépenses à faire de cet argent, stationnés à Gaza, ils l’ont investi en bourse ou dans des fonds qui investissent eux-mêmes sur les places boursières. Ce flux constant de capitaux vers la bourse explique sa forte hausse.
La question importante est : d’où vient cet argent ?
Le directeur général du ministère des Finances a indiqué que ces versements aux réservistes ne sont pas encore intégrés au budget de la défense. Ils le seront a posteriori, et lorsque ce sera le cas, l’écart entre le budget approuvé et les dépenses réelles sera mis en évidence. Je m’attends alors à une dégradation de la notation de crédit d’Israël et à une forte réticence des banques internationales à commercer avec le pays.
Par ailleurs, ces dépenses massives alimentent l’inflation tandis que la productivité stagne. Les personnes disposant de revenus cherchent à protéger leur épargne en investissant sur un marché boursier en pleine expansion, contribuant ainsi à la formation d’une bulle spéculative.
On assiste donc à une forme de stagflation, où l’inflation croît parallèlement au ralentissement économique. La banque centrale israélienne a géré cette situation en vendant massivement des dollars – surtout au début du conflit – donnant ainsi l’illusion que tout était sous contrôle et qu’Israël pouvait financer la poursuite des combats. Cette stratégie a fonctionné, principalement auprès des investisseurs internationaux.
Cela a créé une situation très étrange où, d’un côté, des économistes israéliens écrivant en hébreu s’exclament : « N’est-il pas bizarre que les agences de notation ne baissent la note d’Israël que d’un seul petit cran ? Elles croient encore que le gouvernement remboursera ses dettes. Quelle naïveté ! » Et de l’autre, ces mêmes agences, bien qu’elles consultent certainement la presse financière israélienne, refusent de réagir.
Je pense qu’il s’agit d’une forme de complicité de la part des médias financiers internationaux. Ils craignent d’être traités d’« anti-israéliens » s’ils rapportent les faits. Ils constatent comment les gouvernements des États-Unis, du Royaume-Uni et d’Allemagne diffusent des mensonges et agissent comme si Israël ne traversait qu’un revers passager. Si la presse financière contredit ces gouvernements, elle risque des représailles ; ces médias préfèrent donc taire l’information à leurs lecteurs. Sur la base de ces reportages biaisés, les agences de notation ont également peur de prendre des décisions fondées sur les faits.
Comment la situation économique que vous décrivez se manifeste-t-elle dans le quotidien des Israéliens ?
Il existe un décalage considérable entre la réaction des marchés boursiers ou des devises et l’impact réel sur le niveau de vie.
Un article récent du quotidien financier israélien The Marker a calculé le coût de la guerre par ménage [en comparant le taux de croissance moyen de l’économie israélienne au taux de croissance réel des deux dernières années] à 111.000 shekels. Soit près de 30.000 euros. C’est beaucoup.
Si plus de 40 % des ménages israéliens dépensent plus qu’ils ne gagnent chaque mois, ils sont déjà en situation de crise. Ils s’endettent de plus en plus chaque mois pour simplement joindre les deux bouts – faire leurs courses, payer leur loyer, etc.
L’Institut national d’assurance d’Israël n’a pas encore publié son rapport officiel sur la pauvreté pour 2024, mais un rapport alternatif de l’organisation de la société civile Latet a révélé que de nombreux Israéliens, bien que n’étant pas officiellement classés comme vivant sous le seuil de pauvreté, sont néanmoins confrontés à une grave crise. La part des personnes incapables d’acheter suffisamment de nourriture – qualifiée d’insécurité alimentaire – a augmenté de 29 % en 2025. Le rapport décrit la situation comme un « état d’urgence ».
On sait qu’une grande partie des ménages israéliens sont à découvert depuis des années, c’est-à-dire qu’ils utilisent leurs comptes bancaires à découvert et achètent à crédit. Les Israéliens ne sont-ils pas habitués à cette situation ? Qu’est-ce qui a changé pendant la guerre ?
Le taux de ménages israéliens achetant à crédit et ayant un découvert bancaire s’est maintenu autour de 40 % ces cinq dernières années, mais deux différences notables ont été observées avec la guerre.
Premièrement, les produits financés par le crédit sont moins des produits de luxe et davantage des biens de première nécessité.
Deuxièmement, on constate une différence entre les ménages qui maintiennent un niveau d’endettement relativement stable auprès des banques et paient des intérêts chaque mois, et ceux dont la dette augmente chaque mois, entraînant une hausse des intérêts, jusqu’à ce qu’ils soient contraints de vendre leurs biens. Ce dernier cas de figure s’est considérablement développé pendant la guerre.
Pendant ce temps, tout l’argent, tous les efforts et toutes les ressources de l’État sont consacrés à la guerre. Forcément, la population en ressent les conséquences. Le coût de la vie augmente et la qualité des services publics s’effondre – que ce soient les transports, la santé ou l’éducation. Les revenus diminuent pour presque tout le monde, sauf pour les réservistes, et comme nous l’avons dit, ces derniers ne dépensent pas plus qu’ils ne gagnent.
Qu’en est-il du maintien d’un niveau élevé d’investissements étrangers, notamment les importantes sorties de fonds dans le secteur technologique ? Cela ne prouve-t-il pas que le modèle économique israélien, aussi imparfait soit-il, est viable ?
Si l’on exclut les sorties de fonds colossales comme celle de Wiz (entreprise de technologie achetée par Google en 2025, NDLR), la variation nette des investissements est négative, et même très fortement négative. Les investissements chutent de façon spectaculaire, surtout dans le secteur technologique.
Mais même en examinant de plus près ces sorties de fonds, on constate que le montant des impôts que l’État israélien est censé percevoir est dérisoire par rapport à l’importance de ces transactions.
Dans le secteur technologique, il est très courant que les employés possèdent des stock-options, ce qui signifie que les salariés, notamment les mieux rémunérés comme les programmeurs, détiennent des actions de leur entreprise. Ainsi, si une entreprise étrangère comme Google rachète ces actions, elle les leur achète directement. Ils s’enrichissent donc, mais cet argent n’est pas dépensé en Israël, puisqu’ils quittent le pays.
Ces départs correspondent en réalité à la fuite du secteur technologique israélien hors du pays. Ces entreprises ont déjà un pied dehors, et celles qui sont encore en Israël veulent également partir.
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+972 : Jusqu’à récemment, vous étiez également coordinateur de l’embargo militaire au sein du comité officiel du mouvement BDS. Je suis donc curieux de connaître votre point de vue sur la campagne pour un embargo sur les armes contre Israël après deux ans de guerre, et sur ses perspectives d’avenir.
S.H. : Lorsque j’ai commencé à travailler sur ce sujet en 2022, je croyais fermement en la campagne pour un embargo militaire, mais je pensais que ce serait probablement le dernier volet du BDS à aboutir, car on ne voit pas comment un citoyen individuel peut exercer un boycott dans ce domaine. Je m’attendais d’abord à des campagnes de boycott contre les entreprises de biens de consommation, puis à des campagnes de désinvestissement, et enfin, avec le renforcement des sanctions, à un embargo militaire.
Je me projetais donc sur le long terme. Mais lorsque Israël a commencé le génocide, je me suis retrouvé face à des ministres de différents gouvernements, leur expliquant qu’il était illégal pour leur pays de commercer des armes avec Israël. Ils étaient mal à l’aise et n’avaient d’autre choix que de reconnaître ce fait.
Ils se sont donc retrouvés dans une situation très délicate, et de nombreux gouvernements ont pris des mesures. Insuffisamment et trop lentement – nous pouvons et devons toujours exiger davantage – mais la rapidité avec laquelle les embargos militaires se sont multipliés dans différents pays, notamment dans les pays du Sud mais aussi en Europe, est tout simplement stupéfiante.
Et c’est sans commune mesure avec d’autres cas de génocide. Certes, la plupart des pays du monde se souciaient peu de leurs relations avec le régime rwandais et ont donc respecté le droit international en imposant un embargo militaire. Mais certains pays, comme Israël, ont violé cet embargo sans être sanctionnés. Or, aujourd’hui, dans les pays qui n’ont pas imposé d’embargo militaire, des dockers déclarent : « Dans ce cas, nous avons l’obligation légale et morale de ne pas charger d’armes sur les navires.»
Et les États-Unis, principal fournisseur d’armes à Israël – et, bien sûr, les plus complices et les plus intéressés par la prolongation du génocide – rencontrent toujours un grave problème logistique, car les armes doivent souvent transiter par l’Europe pour arriver en Israël. Techniquement, il n’existe pas d’autre solution. De ce fait, même les transferts d’armes américains à Israël sont impactés.
+972 : Comment envisagez-vous l’évolution de l’économie israélienne dans les années à venir ?
Si je savais prédire l’évolution économique, je serais très riche. Mais je pense qu’il faudra être attentif en fin d’année, lorsque le ministère des Finances publiera son rapport sur les dépenses réelles du gouvernement pour la guerre, comparées aux engagements pris dans le budget 2025. Je m’attends à ce que de nombreux investisseurs et institutions internationaux perdent confiance.
Source : https://www.972mag.com/israel-genocide-economy-gaza-war/
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