De notre envoyé spécial à Varsovie,
Le vent lui arrache son parapluie des mains, et le voilà à courir, trébucher sur un trottoir, se ressaisir, enfin rattraper son dû en maudissant la météo de novembre. Le regard noir de Jakub, militaire venu oublier les risques d’une troisième guerre mondiale autour d’une bière, n’a rien manqué de la scène. Son jugement est sévère : « Vous le voyez, lui, au front, lorsque la Russie attaquera ? Que voulez-vous faire avec ça ? A croire qu’on est un peuple maudit… ».
Depuis trop de siècles, l’histoire militaire de la Pologne ressemble à une tragédie grecque – on n’oserait dire un roman russe. Le pays enchaîne les séries de défaites cuisantes, des chapitres composés uniquement de Trafalgar et de Bérézina, sans le moindre Austerlitz ou Valmy à se mettre sous la dent. L’armée polonaise a tellement été caricaturée que les légendes lui prêtent une charge de cavalerie bien obsolète face aux panzers allemands en 39 – l’évènement n’a jamais eu lieu. Cette année-là, le pays entier disparaissait bel et bien des livres d’histoire, partagé entre Soviétiques et Nazis. Il avait déjà été démantelé pendant plus de deux siècles. En pensant à ce passé bien tragique au fond de son verre, Jakub regarde la France comme on observe un gosse avant qu’il n’assiste à son premier enterrement : « Vous ne savez pas qu’un pays peut disparaître, avalé par un autre. Ici, on sait ».
« Face à Poutine, il vaut mieux trop de taxes et de tanks que trop de regrets »
Reconnaissons toutefois à la Pologne un certain refus de mourir. Malgré toutes les défaites, la voilà encore vivante, mille fois ressuscitée, et bien décidée à enfin inverser le cours de l’histoire. Face aux risques d’une nouvelle offensive russe, Varsovie compte déjà le plus gros effectif militaire des Vingt-Sept. 212.000 soldats, plus encore que la France (200.000), malgré une population deux fois inférieure, et troisième effectif de l’Otan après les Etats-Unis et la Turquie.
Avec tous ses achats en cours, la Pologne devrait également compter 1.100 chars avant la fin de la décennie. Soit plus que l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni et l’Italie réunis. Le pays consacre 4,7 % de son PIB à la défense, la part la plus élevée des pays du traité nord atlantique. Et plus que dans son éducation, la santé ou tout autre secteur public.
75 % des Polonais y sont favorables, selon les sondages, et le réarmement a été l’un des rares consensus de la campagne présidentielle bien houleuse de 2025. « Le budget militaire est très bien géré », abonde Katarzyna, cheffe d’entreprise en cosmétique, qui, en bon PDG, salue à la fois des dépenses maîtrisées et prévues depuis bien avant 2022. « Et s’il faut payer plus d’impôts encore pour faciliter le réarmement, on le fera sans hésiter. Face à Poutine, il vaut mieux trop de tanks et de taxes que des regrets »
« Les Russes, ça finit toujours par revenir »
« Je vois le réarmement comme une assurance-vie. On espère ne jamais avoir à s’en servir, mais tant qu’à faire, c’est toujours rassurant de l’avoir », philosophe Malgoratza, consultante en entreprise. Ce n’est pas demain que les chars russes défileront demain à Varsovie, jure-t-elle, ni même que la Pologne entrera en guerre. Comme elle, la plupart des habitants de la capitale n’imaginent pas un conflit direct arriver, et envahissent la ville de leur légèreté. Pas d’affiche « Uncle Samoski want you » placardée toutes les deux rues, pas de tanks circulant entre deux trottoirs, pas de file d’attente devant le ministère de la défense pour partir au front, et c’est seulement la pluie et non une nuée de rafales qui vient noircir le ciel.
Seuls les militaires et les séniors s’inquiètent d’un conflit à venir. Chaque camp a ses arguments. Selon les conventions de l’OTAN, dont la Pologne fait partie contrairement à son voisin ukrainien, si un pays membre est attaqué, tous doivent répliquer. De quoi sérieusement faire réfléchir Poutine, estime Katarzyna. Lorsque des drones ont franchi le ciel Polonais le 9 septembre, de nombreux pays du pacte transatlantique ont tout de suite répliqué. Ce sont ainsi des F-35 néerlandais qui ont abattu 4 drones. Une réponse « plutôt rassurante », pour la cheffe d’entreprise.
Les plus anciens, qui savent que l’histoire est tragique, regardent eux les centaines de kilomètres de frontière commune avec la Biélorussie, l’Ukraine voisine, et le passé sans cesse belliqueux de Moscou. « Les Russes, c’est comme les poux, poétise l’un d’eux, en se grattant la tête. On a beau les chasser, ça finit toujours par revenir. »
« Putain, qu’ils viennent », jure le frère de Katarzyna au téléphone, lui qui vit à quelques pas de la frontière ukrainienne. Il l’assure, il n’ira jamais jusqu’à Moscou planter le drapeau polonais sur le Kremlin. Mais si les Russes passent à l’offensive, « Je les attends ». Il en est persuadé, même sans l’OTAN, la Pologne seule peut vaincre la Russie grâce aux réarmements spectaculaire.
« La Russie acquiert de l’expérience »
A même pas 18 ans, Aleks a participé à un stage d’une semaine de formation militaire cet été, que le pays propose en nombre. Il le sait pourtant, quelques maniements rudimentaires d’un fusil et des pompes au sol ne lui seront pas vraiment utiles en cas d’invasion imminente. Il l’assure pourtant : « Un jour, j’irai au front », lui qui ne peut pas encore aller au bar ? En Pologne, on le sait, si on n’est pas en âge pour une guerre, la suivante ne tarde jamais à arriver.
Mais voilà que la machine polonaise, si faiseuse de miracle, commence à sérieusement s’éroder. Il ne suffit pas d’acheter du matériel, il faut l’entretenir, si bien que les 1.100 chars Polonais semblent être un mirage économique. D’autant que la dette explose, et que de nombreux services publics, notamment la santé, nécessitent d’immenses moyens.
Pour l’infanterie aussi, le recrutement commence à pêcher. Question démographique – seulement 25 % de la population a moins de 25 ans – et de… santé. La Pologne compte 30 % d’obésité, deux fois plus qu’en France. « Ils ne sont pas prêts », balaie Jon, paramilitaire, bras comme des troncs d’arbre et véritable tank humain posé au bar. On le pense assez puissant pour écraser une légion de T-70 à une main, mais son pessimisme vaut bien sa force. « Si demain la Russie attaque, le pays va découvrir qu’il n’y a pas 35 millions de Pilecki », sorte de Jean Moulin local. L’enlisement de l’armée russe, censée prendre Kiev en trois jours et qui patine depuis trois ans, n’a même pas de quoi lui arracher un sourire. « La Russie acquiert de l’expérience. Ils savent désormais comment éviter le tir d’un canon César, abattre un MIG, sans parler des drones… »
« S’ils balancent 5.000 obus par jour de l’autre côté »
Une expérience qui manque cruellement à l’armée polonaise. Ses forces spéciales sont parmi les meilleures au monde, mais ont été pensées pour la guerre asymétrique plus que pour un conflit total. Piotr, autre militaire, juge l’armée bien fébrile en cas d’attaque : « On a du bon matériel, mais en faible quantité. La Russie, elle, nous noiera. C’est bien beau d’avoir le dernier obus à la mode, s’ils en balancent 5.000 par jour de l’autre côté, même défectueux… On résistera quelques jours, quelques mois ou années, mais si l’Otan n’intervient pas, on sera bien dans la merde. » La confiance de la population ? « Ils nous pensent invincibles et croient en la paix parce que ça les rassure et que ça leur est confortable, pas parce que c’est vrai. »
Olga, cogérante d’un stand de tir de la ville, regrette la faible participation depuis trois ans à son activité favorite. Bien sûr, il y a des frémissements d’intérêt – une fréquentation en légère hausse certes, l’apparition de quelques blagues sur Poutine au moment de tirer – mais loin de l’élan national qu’elle espérait. De quoi la désespérer sur son propre peuple : « C’est comme pour la self-défense. Les femmes y viennent après avoir été agressées, lorsqu’il est trop tard. Si les Polonais attendent qu’on nous attaque pour apprendre à se défendre…. une fois de plus, on pleurera. » De quoi convaincre Jakub de reprendre une pinte pour oublier l’éventuel fin du monde.
La nuit est passée et effectivement, Malgoratza avait raison. Aucun char russe ne circule dans Varsovie, Aleks n’a pas été enrôlé, et Jakub peut décuver en paix une journée de plus. Même la pluie est partie et la capitale se pare d’un beau soleil façon Paris en été. Reste à savoir s’il s’agit plus d’un tableau de la Belle époque ou de la Drôle de guerre.
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