France – Ukraine : Entre colère et souffrance, le récit d’Arnaud, un des « oubliés du 13 novembre » au Stade de France

Vues:

Date:

Ses effets se sont légèrement estompés avec le temps, mais au fond de lui, Arnaud Poncin la sent, tapie, comme une partenaire de vie qui s’est installée et ne peut plus être délogée. Cette petite chose qui le ronge, et qui en même temps l’a « tenu vivant », comme il dit, c’est la colère. Malgré les années, malgré les nombreux matchs auxquels il a assisté depuis, malgré une passion intacte pour le football, elle sera toujours là, émanation des minutes qui ont suivi le match entre la France et l’Allemagne au Stade de France, le 13 novembre 2015. Des minutes traumatisantes pour lui et quelques centaines d’autres spectateurs, mais qui ont échappé au récit collectif que l’on garde des attentats de Paris, qui ont fait 132 morts (dont un aux abords du stade, Manuel Dias) et plus de 350 blessés.

Les « impactés »

Ce soir-là, ce membre du groupe de supporters des Irrésistibles Français (IF), désormais âgé de 56 ans, était en tribunes avec ses deux fils. Si tout le monde a bien en tête le son des trois bombes qui ont explosé pendant la rencontre – la deuxième faisant s’arrêter de jouer Patrice Evra pendant quelques secondes – et les images de milliers de gens errant sur la pelouse après le coup de sifflet final, un mouvement de foule gigantesque qui aurait pu virer au drame à l’extérieur est passé inaperçu, dans le chaos des assauts répétés des terroristes sur les terrasses parisiennes et au Bataclan. Et n’a jamais vraiment été raconté depuis. C’est cette indifférence, notamment celle des organisateurs qui n’ont jamais eu ni un mot ni un geste pour les gens qui ont vécu ce traumatisme, qui le met en colère. « Nous sommes les oubliés du 13 novembre », constate-t-il aujourd’hui avec amertume.

Il n’est pas question pour Arnaud de revendiquer le statut de victime. Ce serait « un manque de respect » pour tous ceux qui ont été marqués dans leur chair. « Je crois que le mot juste serait « impacté », comme dans le titre du livre de Jean-Luc Wertenschlag, un homme qui a assisté à la fusillade de la Belle Équipe depuis son appartement avant de descendre aider les blessés. Il y a les blessés, les morts, et puis il y a les impactés, estime le père de famille. Nous, on est plutôt dans cette catégorie-là. Mais le manque de reconnaissance, ça peut faire très mal aussi. »

Impacté, il l’est de plusieurs façons. La plus brute, évidemment, avec la frayeur de sa vie aux abords du Stade de France. Sorti dès le coup de sifflet final à cause du manque d’informations sur les événements en cours, il s’est retrouvé, avec ses fils et des amis, « lâché dans une rue bondée, sans aucune force de l’ordre, aucun stadier pour nous indiquer la marche à suivre ou nous encadrer ». Dans le tumulte, certains entendent distinctement des femmes crier « ils sont armés, ils sont armés ! » La panique s’empare de la foule, et tout le monde se met alors à courir dans tous les sens. Il s’avérera qu’un individu avait lancé un pétard dans la foule.

« En une fraction de seconde, on a vu un tsunami humain qui courait vers nous, décrit Arnaud. C’était soit on court, soit on se fait piétiner, alors on a couru et le groupe a explosé. Je suis passé à côté d’un monsieur en chaise roulante qui avait été renversé. À côté de lui, il y avait sa femme qui était terrorisée. Je n’ai même pas pu essayer de lui porter secours parce que j’étais embarqué par la foule. C’était une folie totale. »

Une cohue monumentale dans laquelle il a failli perdre son fils Owen, alors âgé de 10 ans. Le père de famille reprend :

« A un moment donné, la raison a repris le dessus. Ça ne tirait pas. Je me suis arrêté net, et me suis retourné. Et là, je me suis retrouvé devant un spectacle de dévastation. La rue était jonchée de sacs, de chaussures, il y avait des gens par terre, blessés, d’autres qui pleuraient. Un spectacle incroyable. J’ai mis 20 minutes à retrouver les gens de mon groupe. J’ai vu mon fils, mon grand de 13 ans, Kylian. Quand je suis allé vers lui, j’étais soulagé. Et puis on s’est rendu compte qu’Owen n’était pas là. On a passé plus d’une heure à chercher et chercher encore autour du stade. C’était effroyable, je ne savais pas si j’allais le retrouver vivant, blessé, mort. J’ai croisé plusieurs parents qui cherchaient leurs enfants aussi, en pleurs. »

Le cœur pas loin de lâcher, il finira par retrouver Owen, au bout de l’heure la plus longue de sa vie, qui « dure encore 10 ans après ». « J’insiste, c’est vraiment un miracle qu’il n’y ait pas eu de mort dans ce mouvement de foule », assène Arnaud, la voix marquée par l’émotion. Il se souvient que quelques semaines plus tôt, 2.300 personnes avaient péri dans des circonstances similaires à La Mecque. « Je n’avais pas compris comment on pouvait mourir comme ça. Et là, en une seconde, j’ai saisi, explique-t-il. C’est vraiment au-delà de la peur, on ne réfléchit plus. Le cerveau « switche », et on court parce qu’on n’a pas le choix, pour essayer de survivre. »

Photo prise à l'entrée du Stade de France le 13 novembre 2015. A gauche, Owen, 10 ans, avec Arnaud à ses côtés.
Photo prise à l’entrée du Stade de France le 13 novembre 2015. A gauche, Owen, 10 ans, avec Arnaud à ses côtés.  - AC

Avec le recul, Arnaud sait qu’il aurait dû rester dans le stade et descendre sur la pelouse, comme tant d’autres. Il ne comprend pas pourquoi il a été autorisé à sortir, pourquoi les annonces du speaker étaient si floues, pourquoi il n’y avait personne dehors pour les guider, pourquoi lui, sa famille, ses amis et tous les autres ont été livrés à eux-mêmes. « Ce qui m’a fait vraiment du mal, c’est de voir sur les réseaux sociaux, quelques jours après, des stadiers se réjouir de la façon dont ils avaient géré la sortie. Je vous avoue que je les ai un peu insultés, parce que c’était insupportable de lire des choses pareilles, parce qu’il n’y a eu aucune gestion. Moi, en tout cas, je l’ai vécu comme tel. »

Le trauma est toujours bien là. Accentué par l’atrocité des terrasses et du Bataclan, dont il était un habitué et où il a bien failli aller ce soir-là, avec son ami Xavier. C’était Eagles of Death Metal ou le match, Xavier était plus pour le hard rock, lui pour le foot. Arnaud avait fini par le convaincre. Il ressasse la méthodologie des terroristes, qui auraient pu réaliser un « carnage encore pire » aux abords du Stade de France, dont on pouvait s’approcher sans fouilles préalables à l’époque.

Porteur d’une banderole au Parc jeudi

« On était vraiment la cible idéale, sous les yeux du président de la République. Depuis ce jour-là, j’ai aussi ce traumatisme de me dire que je suis en vie parce que des innocents sont morts à ma place, confie-t-il. Des fois, je me dis des choses horribles. Qu’on m’a volé ma mort. Qu’en fait, c’est nous qui aurions dû être tués et pas eux (sur les terrasses). »

Le quinqua de Villiers-sur-Marne (94) regrette qu’encore aujourd’hui, pas un responsable n’ait reconnu la désorganisation au Stade de France, « compréhensible en plus au vu des événements » selon lui, ni présenté des excuses. Que sa souffrance, comme celle de milliers d’autres, ait été inaudible. « Ça fait dix ans que j’attends un mot, un geste. Ce manque de reconnaissance, c’est comme si on nous piétinait une autre fois », insiste-t-il.

Arnaud à son domicile, avec l'écharpe du match France-Allemagne qu'il conserve précieusement.
Arnaud à son domicile, avec l’écharpe du match France-Allemagne qu’il conserve précieusement.  - AC

Dans les jours qui ont suivi le 13 novembre, passée la sidération, Arnaud en a souvent discuté avec ses fils et ses amis de toujours. Ils étaient retournés au Stade de France dès la rencontre suivante, contre la Russie, en mars (4-2). « Une obligation », estime-t-il. Comme celle d’être présent ce jeudi pour les commémorations lors de France-Ukraine.

Proche du président des IF Hervé Mougin, qui l’a aidé dans les moments les plus difficiles, Arnaud a été choisi pour faire partie des 12 porteurs d’une grande banderole hommage qui sera déployée dix minutes après le coup d’envoi. « Un honneur », réagit ce fidèle des Bleus. Et quand on lui demande ce que représente ce match, pour lui, la réponse fuse : « La liberté. J’y vais parce que sinon, ce sont eux [les terroristes] qui ont gagné. Et ça, c’est hors de question. » Kylian et Owen vivent désormais leur vie loin de Paris, mais Arnaud ne sera pas seul. Sa fille Solenn, 18 ans, a pris le relais.

La source de cet article se trouve sur ce site

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

PARTAGER:

spot_imgspot_img
spot_imgspot_img