10 ans des attentats : « La mémoire du 13-Novembre devient celle du Bataclan »… Comment notre souvenir collectif évolue

Vues:

Date:

Quelle est la place du 13 novembre 2015 dans notre mémoire ? Dix ans après les attentats de Paris et Saint-Denis, que retient-on ? Et pourquoi ? Comment évoluent nos souvenirs individuels et collectifs après cet événement traumatique ? C’est ce que le programme « 13-Novembre », mené par le neuropsychologue Francis Eustache et l’historien Denis Peschanski, cherche à comprendre à travers ce travail unique au monde.

« 13-Novembre, c’est dix études transdisciplinaires coordonnées, un budget d’à peu près 20 millions d’euros… C’est une première mondiale. Un programme d’une telle ampleur, ça n’a jamais été fait », souligne Francis Eustache auprès de 20 Minutes.

« La mémoire du 13-Novembre dans la société a un rôle sur le bien-être des personnes »

Lancé quelques semaines après les attentats de novembre 2015, le programme est coordonné par le CNRS, l’Inserm et l’université Paris-1. « Après une période de sidération collective, il y a eu dans la société une recherche de sens, de questionnements, un besoin de comprendre », raconte Francis Eustache. Avec l’historien Denis Peschanski, ils avaient déjà travaillé sur la mémoire de la Seconde Guerre mondiale et sur le 11-Septembre. « Nous avions cette volonté de continuer à comprendre les interactions entre les différentes formes de mémoire, et tout particulièrement les aspects de la mémoire traumatique », ajoute le neuropsychologue.

Le neuropsychologue Francis Eustache, coresponsable du programme 13-novembre.
Le neuropsychologue Francis Eustache, coresponsable du programme 13-novembre. - L. Mach / Hans Lucas via AFP

Soutenu dès les premiers mois par la recherche, les associations de victimes et les pouvoirs publics, le projet a pris forme en quelques semaines. « On s’est rendu compte, avec du recul, que ce nous voulions faire correspondait à une attente de la société, souligne Francis Eustache. L’objectif est de comprendre ce qu’il va se passer ensuite. La mémoire du 13-Novembre dans la société a un rôle sur le bien-être des personnes. »

Plus de 1.450 heures d’entretiens filmés

Au cœur de ce projet, « l’étude mille » a recueilli 1.450 heures d’entretiens auprès de 1.000 personnes, réparties en quatre cercles (les survivants, les témoins, les proches, les intervenants ; les habitants des quartiers visés ; les habitants des quartiers périphériques ; les habitants de trois villes hors Île-de-France). Elles ont été filmées à quatre reprises, en 2016, 2018, 2021 et bientôt 2026. « Pour les personnes qui ont vécu l’événement et qui souffrent de troubles du stress post-traumatique (TPST), cette étude montre que le trauma envahit l’autobiographie, affirme Francis Eustache. Il n’y a plus de passé, plus de présent, plus de projection dans le futur : il n’y a que le trauma. » Et avec le temps, les récits évoluent.

France Télévisions a eu accès à ces témoignages et a regroupé les voix de vingt-sept volontaires ayant participé à l’étude dans un documentaire. « Pourriez-vous me raconter le 13 novembre 2015 ? », demande une chercheuse à Manon, témoin oculaire des attaques sur les terrasses. En 2016, la jeune femme tente de répondre mais fond en larmes. En 2018, même question, même réaction. En 2021, elle prévient que « ça commence toujours comme ça », à la fin de la question. Puis ajoute : « Je vois bien que mes souvenirs changent, qu’ils évoluent, qu’ils disparaissent. Et je n’ai pas envie. J’ai peur d’oublier. »

Francis Eustache reprend : « Les personnes ne vont pas oublier le trauma mais vont le rendre moins émotionnel, moins sensoriel, moins envahissant ». Cette mise à distance alimente aujourd’hui des pratiques cliniques. « Le programme permet de forger de nouvelles psychothérapies et d’asseoir des psychothérapies existantes sur une base scientifique, comme l’EMDR. »

Des avancées majeures

Pour compléter ce travail, une étude biomédicale – « Remember » – a été lancée pour explorer le retentissement cérébral du choc à travers des recherches par l’imagerie cérébrale. Depuis 2016, 200 volontaires – parmi les 1.000 personnes –, dont 120 directement exposés aux attaques, ont été suivis à Caen et à Paris et ont réalisé IRM, examens neuropsychologiques et psychopathologiques. « Parmi ces 120 personnes, 60 souffraient de TSPT et 60 n’en souffraient pas alors qu’elles avaient toutes été exposées de la même façon », précise le chercheur.

Les équipes ont étudié le mécanisme des intrusions, ces images qui reviennent de façon intempestive dans la mémoire. Grâce à l’imagerie « par résonance magnétique fonctionnelle », le protocole « think/no-think », elles ont observé « les mécanismes de contrôle de la mémoire », ce qui empêche « l’intrusion pathologique d’images, de sons ou d’odeurs traumatiques ».

Pierre Gagnepain est le reponsable scientifique de l'étude Remember du programme 13-Novembre, il etudie l'impact des attentats du 13 novembre 2015 à Paris et Saint-Denis sur les cerveaux.
Pierre Gagnepain est le reponsable scientifique de l’étude Remember du programme 13-Novembre, il etudie l’impact des attentats du 13 novembre 2015 à Paris et Saint-Denis sur les cerveaux. - L. Mach / Hans Lucas via AFP

« L’étude publiée dans Science en 2020 a montré que les personnes qui souffraient de TSPT présentaient une résurgence intempestive d’images et de pensées intrusives, détaille Francis Eustache. Ces reviviscences seraient liées à une absence de contrôle des régions frontales sur celles qui gouvernent les émotions et la mémoire, ce qui laisse les intrusions opérer sans filtre. En revanche, chez celles qui ne présentaient pas de TSPT à ce stade, ces mécanismes de contrôle étaient efficaces. »

En 2025, une suite de ce travail, publiée dans Science Advances, a montré que des personnes pouvaient changer de groupe, ne souffrant plus de TPST. « On les a appelés les  »rémittents ». L’imagerie a montré que les mécanismes de contrôle de la mémoire se remettent en place, présente le neuropsychologue. Ça veut dire qu’il existe une plasticité qui permet à ces personnes meurtries de récupérer sur le plan des symptômes et du cérébral. Montrer que le TSPT peut s’atténuer, voire disparaître, grâce à la plasticité cérébrale constitue une découverte majeure. »

L’importance des médias et des commémorations

Autre avancée grâce à ce projet inédit ? Les chercheurs ont distingué « trois grandes strates de la mémoire » : individuelle, collective et sociale. « Notre mémoire individuelle est tributaire de la mémoire collective, qui correspond aux échanges avec les autres, souligne Francis Eustache. Et la mémoire sociale, celle qui circule dans la société, influence les individus. »

Avec les enquêtes du Crédoc*, le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, le programme 13-Novembre a pu suivre cette mémoire sociale d’année en année. Huit enquêtes successives ont montré que le 13-Novembre restait l’attentat le plus cité par les Français depuis 2016, et l’un des plus marquants. En juin 2016, 97 % des interrogés savaient ce qu’ils faisaient au moment des attaques, ce qu’on appelle le « souvenir flash ». Deux ans plus tard, ils étaient encore environ 93 % à pouvoir décire le contexte. En 2021, ces souvenirs se sont faits moins précis, avant de remonter en 2023, avec le procès V13.

« Au fil du temps, la mémoire du 13-Novembre devient celle du Bataclan, au détriment d’autres lieux comme les terrasses, qui quittent la mémoire sociale. Pour les personnes moins reconnues, c’est un peu la double peine. Car cette reconnaissance joue sur la résilience des victimes », souligne le spécialiste.

Les commémorations ont un rôle essentiel dans le travail de mémoire.
Les commémorations ont un rôle essentiel dans le travail de mémoire. - X. Bouzas Hans Lucas via AFP

Il le constate pour d’autres événements majeurs : « collectivement, on oublie ». « Pas complètement mais on oublie, c’est ce qu’on appelle la condensation mémorielle », explique-t-il. C’est pour cette raison qu’il est « difficile » de savoir si les attentats de Paris et de Saint-Denis, à l’image de ceux du 11-Septembre, seront « inscrits dans l’Histoire ». « Après le 11-Septembre, la mémoire s’est cristallisée autour des tours jumelles alors qu’un avion s’est écrasé en Pennsylvanie, pointe-t-il. En France, l’attentat de Nice, extrêmement marquant et choquant avec 86 morts, est moins relayé et intégré dans la mémoire collective nationale. »

Pour lui, les médias et les commémorations jouent un rôle essentiel. « Ils nourrissent la mémoire sociale. On a pu voir qu’au moment du procès, le 13-Novembre a repris de la place et qu’un certain nombre d’éléments comme que le nombre de personnes décédées, des lieux, se sont reprécisés dans la mémoire des gens », appuie Francis Eustache.

Une mémoire à transmettre

Le programme, prévu sur douze ans, entre dans sa dernière phase (2026-2028). Celle-ci a trois objectifs, indique Francis Eustache. « Continuer de recueillir des données avec une nouvelle enquête Crédoc, notamment avec les 10 ans des attentats, qui sont, quelque part, un nouvel événement. Ensuite, poursuivre les analyses mais aussi organiser  »l’après-2028 » pour garantir l’aspect patrimonial de ces données », énumère-t-il. Avant d’ajouter : « On aimerait avoir une plateforme pour mettre en interrelation les différentes données afin qu’elles continuent à être valorisées. » Pour lui, c’est aussi une façon de marquer la reconnaissance envers les participants. « Ils sont revenus témoigner, repasser des IRM, évoquer des souvenirs douloureux. Leur fidélité m’a touché. Ça nous donne une grande responsabilité vis-à-vis d’eux. »

Tous nos articles sur les 10 ans du 13-Novembre

Les entretiens filmés, conservés à l’INA, deviendront une archive accessible à tous. Pour lui, ces récits sont la trace d’une société qui se souvient. « Je pense que les participants ont compris que leur place dans ce programme permettait de faire évoluer la connaissance, fondamentale et clinique. Ce programme devient ainsi une mémoire vivante. Elle sera demain une source d’Histoire ».

La source de cet article se trouve sur ce site

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

PARTAGER:

spot_imgspot_img
spot_imgspot_img