« L’Europe a les moyens militaires de faire face à la Russie mais cela suppose une autre cohérence stratégique »

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Que pèsent les moyens militaires des pays de l’Otan en Europe, face à la menace que représente aujourd’hui la Russie ? Alors que la dégradation de la situation sécuritaire depuis l’invasion de l’Ukraine incite les pays européens à accroître leurs capacités pour rester dissuasifs, l’Institut français des relations internationales (Ifri) vient de publier une étude très complète sur « l’autonomie capacitaire de l’Europe ».

Avec 4.345 chars de combat, contre 5.630 pour la Fédération de Russie, 1.643 avions de combat contre 1.052 pour Moscou, et une centaine de navires de surface de premier rang contre 34 pour le Kremlin, on se dit à la première lecture de l’étude, que l’Europe a de quoi tenir son compétiteur à distance.

Niveau matériel, la balance avec la Russie penche légèrement du côté des capacités de l'Europe (graphique Ifri).
Niveau matériel, la balance avec la Russie penche légèrement du côté des capacités de l’Europe (graphique Ifri). - Military Balance/Ifri

« Avec des dépenses militaires supérieures à 450 milliards de dollars (hors Turquie et Canada), le  » pilier  » européen de l’Otan affiche, à première vue, des capacités de combat respectables, d’un ordre de grandeur comparable à celles des États-Unis et souvent supérieur à celles de la Russie » confirme l’étude.

Mais attention aux données en trompe-l’œil. Car derrière les grandes tendances, se cachent des fragilités comme l’hétérogénéité des parcs, la disponibilité des matériels, le manque de munitions, qui pourraient compromettre les réelles capacités de l’Europe, dans l’hypothèse « d’une guerre majeure de haute intensité ».

La prudence vaut aussi du côté russe, avec du matériel parfois vieillissant. Mais la dépendance de l’Europe aux Etats-Unis, en raison de nombreux matériels américains, est une faiblesse, potentielle, supplémentaire. 20 Minutes a interrogé Elie Tenenbaum, directeur du Centre des études de sécurité de l’Ifri, et auteur de l’étude.

Si dans les grands rapports de force, on se dit qu’a priori l’Europe n’a pas à rougir de ses capacités militaires face à la Russie, dans le détail on s’aperçoit que c’est plus nuancé, notamment en raison d’une grande diversité de matériel : Est-ce une fragilité ?

La fragmentation capacitaire est une fragilité évidente de l’Europe pour la maintenance, et pour l’homogénéité des parcs. C’est le fruit d’une histoire européenne elle-même très fragmentée, puisque la plupart des chars, par exemple, sont hérités des années 1980, à une époque où il y avait encore des niveaux de dépense de défense élevés en Europe. Italiens, Anglais, Français, Allemands, pouvaient ainsi faire leurs chars chacun dans leur coin, finançant des coûts de R & D séparément. Aujourd’hui, nous allons vers une rationalisation, et d’ici à 2030 ou 2040, il y a de fortes chances pour qu’il n’y ait plus qu’un ou deux chars en Europe.

Quels sont les domaines dans lesquels l’Europe a besoin de porter le plus d’efforts ?

La France a un grave problème en matière de puissance de feu terrestre et d’artillerie, qui est partiellement compensé au niveau européen par certains pays qui ont fourni beaucoup d’efforts, comme la Pologne ou la Roumanie. Mais nous restons globalement sous-dimensionnés.

Ce graphique montre le retard de l'Europe dans sa dotation en systèmes d'artillerie tractée et de lance-roquettes (graphique Ifri).
Ce graphique montre le retard de l’Europe dans sa dotation en systèmes d’artillerie tractée et de lance-roquettes (graphique Ifri). - Military Balance/Ifri

Dans le domaine aérien, nous accusons un déficit « d’enablers », essentiellement les avions de soutien qui permettent de faire du renseignement ou encore du ravitaillement en vol. Enfin, les stocks de munitions sont, un peu partout en Europe, à un niveau extrêmement bas. La production repart, mais en ordre dispersé : les pays d’Europe centrale et du Nord se sont adaptés, alors qu’en Europe occidentale nous sommes encore sur un niveau de commandes qui ne permet pas à l’industrie de justifier l’investissement nécessaire pour augmenter sa capacité de production.

L'Europe est en revanche bien dotée en matière d'avions de chasse et de chaseurs-bombardiers. (Graphique Ifri).
L’Europe est en revanche bien dotée en matière d’avions de chasse et de chaseurs-bombardiers. (Graphique Ifri). - Military Balance/Ifri

Dans le domaine aérien, en revanche, la modernisation du parc d’avions de chasse est en cours, dites-vous. L’Europe est-elle en avance par rapport à la Russie ?

Oui, mais attention : le seul avion de chasse de cinquième génération disponible sur le marché aujourd’hui, est le F-35 américain, et si les Européens sont en train de s’en constituer la deuxième flotte au monde, ça ne règle qu’en partie le problème de dépendance, car la conception de l’appareil est entièrement américaine, de même que son entretien notamment en raison de son système de cloud de maintenance. Si demain, les Etats-Unis ne souhaitent plus livrer l’Europe en priorité, celle-ci peut se retrouver dans une situation très délicate. C’est une prise de risque qui interroge, dans un contexte où l’administration Trump a annoncé que l’Europe n’était plus sa priorité.

Dans la dépendance de l’Europe aux Etats-Unis, le F-35 n’est-il d’ailleurs pas l’arbre qui cache la forêt ?

Le F-35 est effectivement le symbole d’une dépendance aux Etats-Unis plus vaste. Celle-ci se situe avant tout sur l’électronique, avec des composants que l’on retrouve dans tous les équipements militaires, en particulier lorsque certains éléments sont concernés par la réglementation Itar, qui permet au Pentagone de dire oui ou non à chaque réexportation, voire utilisation… Enfin, il y a une dépendance qui est en train de monter, c’est celle qui touche aux logiciels, notamment d’IA, comme ceux de la société Palantir qui vont équiper les systèmes de commandement de l’Otan. Ce sont des modèles de domination sectorielle de type Gafam, sans partage, qui sont en train de se mettre en place dans le monde de la défense.

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Face à la menace de désengagement des Etats-Unis de l’Otan, vous listez plusieurs scénarios anticipant le niveau d’engagement américain à l’horizon 2030. Quels sont les plus probables ?

Il y a cinq niveaux d’engagement possibles dans les prochaines années, et pour moi il y en a deux qui me paraissent envisageables : un dans lequel les Etats-Unis réduisent leur présence « de l’avant » tout en continuant de fournir des capacités d’arrière-plan mais essentielles, comme des tirs de missiles longue portée, ou de la défense sol-air ; un autre dans lequel ils ne mettent plus aucune capacité de combat, mais continuent à partager du renseignement, à offrir une aide et une réassurance nucléaire aux Européens. Le premier scénario est celui espéré par la plupart des pays européens, quand le deuxième commencerait déjà à mettre en péril l’alliance. Il existe ensuite deux autres scénarios plus noirs, mais qui ne me semblent pas probables aujourd’hui.

Face à la Russie, qui reste la principale menace aujourd’hui, comment se situe l’Europe dans sa capacité à se défendre en cas d’agression ?

L’Europe a les moyens économiques, le savoir-faire industriel, et les compétences militaires, pour faire face à la Russie, même avec une contribution américaine réduite. Mais pour cela, il faut faire preuve de volonté et de cohésion, et aujourd’hui c’est cela qui nous manque. Si demain, la Russie attaque l’Estonie, est-ce que l’on pourra réellement compter sur les 500 obusiers grecs, sur les 250 chars espagnols ? Ce n’est pas sûr. C’est donc intéressant d’agréger des chiffres pour connaître notre capacité militaire, mais c’est en supposant une certaine cohésion stratégique en Europe, qui n’existe pas forcément dans la réalité.

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