Un lourd passif colonial
Les racines de l’animosité entre le Japon et la Corée du Sud remontent à une page marquante de l’histoire asiatique. L’occupation japonaise de la péninsule de Corée, officiellement établie par le protectorat de 1910 et prolongée jusqu’en 1945, a laissé des séquelles profondes qui continuent d’empoisonner les relations bilatérales. Selon Barthélémy Courmont, maître de conférences à l’université catholique de Lille et expert des enjeux politiques et sécuritaires en Asie du Nord-Est, «le Japon et la Corée du Sud n’ont jamais engagé un devoir de mémoire depuis la fin de cette période coloniale».
Durant ces trente-cinq années d’occupation, environ 780.000 Coréens ont été soumis au travail forcé, notamment sur l’île de Sado (ouest du Japon), où plus de 2.000 Coréens ont été contraints de travailler dans des conditions extrêmement difficiles pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette exploitation systématique de la main-d’œuvre coréenne s’accompagnait d’une politique d’assimilation forcée particulièrement brutale. Les Coréens étaient poussés à adopter des noms japonais, à parler uniquement le japonais dans les écoles et la vie publique et à participer aux rites shintoïstes (cérémonies religieuses japonaises). L’objectif était clair: effacer l’identité coréenne pour intégrer totalement la péninsule dans l’Empire japonais.
Barthélémy Courmont rappelle que cette situation a créé «des agitations permanentes des deux côtés». Avec, d’un côté, une Corée du Sud qui considère «que le Japon a toujours été coupable et ne s’est jamais excusé de cette occupation» et de l’autre, «des fondations soutenues par des milieux conservateurs, voire nationalistes, qui nient tous les crimes de guerre». Cette opposition de récits irréconciliables perdure depuis quatre-vingts ans.
«On peut difficilement parler de repentance en même temps qu’on parle de coopération, surtout si la repentance est utilisée à des fins politiques.»
Les tensions se sont encore ravivées récemment avec l’inscription des mines d’or de l’île de Sado au patrimoine mondial de l’Unesco, en juillet 2024. Malgré les promesses du Japon de présenter l’histoire complète du site, y compris le travail forcé des Coréens, Séoul a accepté que l’expression «travail forcé» n’apparaisse pas dans cette présentation. Une preuve de la persistance des difficultés mémorielles. L’attaque de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, avait également impliqué la Corée dans l’effort de guerre japonais, les Coréens étant mobilisés de force pour soutenir les ambitions militaires nippones dans le Pacifique. Cette dimension souvent oubliée témoigne de la manière dont la colonisation de la péninsule coréenne s’inscrivait dans la stratégie expansionniste globale du Japon impérial.
Cependant, face aux enjeux géopolitiques contemporains, ces deux nations sont aujourd’hui contraintes de dépasser leurs différends historiques pour faire face aux défis stratégiques actuels, notamment les menaces nord-coréennes et russes, ce qui ouvre la voie à une alliance pragmatique, malgré l’absence de réconciliation mémorielle. Le contre-amiral Christophe Pipolo, expert en stratégie maritime et relations internationales, spécialisé dans les enjeux euro-atlantiques et indo-pacifiques, estime qu’«on peut difficilement parler de repentance en même temps qu’on parle de coopération, surtout si la repentance est utilisée à des fins politiques».
Vers un rapprochement régional
Mais l’administration Trump, par son imprévisibilité, est venue bouleverser la stabilité en Asie du Nord-Est, poussant le Japon et la Corée du Sud à réviser leur dépendance vis-à-vis de Washington. Pour Barthélémy Courmont, le climat à Tokyo et Séoul est marqué par «une inquiétude très forte» quant à la fiabilité du partenaire états-unien, dont l’image s’est érodée depuis le retrait chaotique d’Afghanistan en 2021 sous Joe Biden.
Pourtant, tout en doutant des États-Unis, les Japonais et les Sud-Coréens restent liés à leur allié historique. En 2025, les négociations sur les droits de douane ont illustré ce paradoxe: Donald Trump, après avoir menacé d’imposer les marchandises des deux pays asiatiques à 25%, s’est finalement arrêté à 15%, épargnant provisoirement l’industrie automobile japonaise.
Dans ce contexte de vulnérabilité collective, la Chine continue de jouer ses cartes. Le 3 septembre 2025, son impressionnante démonstration militaire a confirmé sa capacité à rivaliser avec les grandes puissances technologiques. Romuald Sciora, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), rappelle toutefois que Pékin, tout en montrant sa force, vise avant tout la suprématie économique et n’envisage pas d’expansion directe, la question de Taïwan demeurant centrale dans sa stratégie intérieure.
Cette montée en puissance de la Chine incite le Japon et la Corée du Sud à resserrer leur partenariat. Les ministres de la Défense des deux pays ont ainsi relancé des visites mutuelles et intensifié le dialogue, notamment face à la menace nord-coréenne, tout en élargissant leur coopération stratégique dans les technologies de pointe comme l’intelligence artificielle, les drones et l’espace. Sur le front économique, la dynamique reste forte, la Corée du Sud occupant la troisième place parmi les partenaires commerciaux du Japon depuis 2001. Leurs échanges bilatéraux s’élèvent à plus de 9.300 milliards de yens (environ 52,3 milliards d’euros) et progressent sur les secteurs stratégiques: semi-conducteurs, produits chimiques, pièces automobiles.
Confrontés aux soubresauts des relations commerciales avec les États-Unis, le Japon, la Chine et la Corée du Sud tentent d’instaurer un climat de confiance, de stabilité et d’ouverture. Ils s’engagent à renforcer la coordination sur les contrôles à l’export, à stabiliser les chaînes d’approvisionnement et à réformer l’Organisation mondiale du commerce. Mais Romuald Sciora souligne que cette entente demeure partielle: derrière l’affichage d’une union régionale, chacun conserve des vues différentes sur l’alliance avec la superpuissance américaine.
La volonté de renforcer l’autonomie se traduit aussi dans les chiffres. Sous l’impulsion de sa nouvelle Première ministre Sanae Takaichi, nommée mardi 21 octobre, le Japon prévoit d’augmenter ses dépenses militaires à 2% du produit intérieur brut (PIB) d’ici à mars 2026; tandis que la Corée du Sud investit dans ses capacités de défense et de haute technologie. Ensemble, Tokyo et Séoul avancent vers plus d’indépendance stratégique face à la nouvelle donne régionale.
La question centrale reste entière: l’Asie du Nord-Est peut-elle se passer du «parapluie» américain? Ou, à l’instar de l’Europe, sera-t-elle contrainte d’articuler ambitions nationales et dépendance sécuritaire, dans un système international plus fragmenté et incertain que jamais? »
(1) https://www.slate.fr/
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