On peut peser la bagatelle de 15,5 milliards de dette – 24 milliards il y a encore un mois – et être à la fois un parfait cas d’école. C’est le paradoxe que cultive Patrick Drahi à la tête de son empire Altice, mais dont la gestion financière ferait un très bon cours pratique de « Tout ce qu’il ne faut pas faire avec votre argent ».
Pour faire fortune, Patrick Drahi s’est massivement servi d’un procédé répété à l’envi, le LBO (leverage buy-out, ou rachat avec effet de levier). Pour résumer, il rachète des sociétés avec de l’argent qu’il n’a pas. Le LBO consiste à contracter une dette pour racheter une entreprise, puis rembourser la dette avec les bénéfices de l’entreprise qu’on vient de racheter. Ou, dans le cas de Patrick Drahi, de rembourser de multiples dettes avec les revenus de ses multiples achats.
« Une technique légale, dont il ne faut pas abuser »
Le procédé, aussi douteux parait-il, reste assez commun, même chez les particuliers, nous indique notre propre conseiller bancaire épargne, qu’on a contacté pour l’occasion, monsieur Durane : « Fondamentalement, ce n’est pas très différent de faire un emprunt pour un achat immobilier, le mettre en location et compter sur les revenus locatifs pour rembourser l’emprunt. » Avant de toutefois nuancer : « Je doute qu’on vous laisse emprunter pour cinq appartements à la fois si vous n’avez toujours pas remboursé le premier. C’est une technique légale, dont il ne faut pas abuser. »
Les banques ont-elles eu tort d’accorder tant et tant de LBO à Altice ? « Je ne crois pas que ce soit une faute », estime Caroline Laverdet, avocate au barreau de Paris et spécialiste du droit bancaire. Car il y a un deuxième étage de la fusée Drahi, précise la spécialiste : « Quoi qu’on pense de sa méthode, il est très fort pour sceller les coûts des entreprises qu’il rachète, que ce soit par des suppressions de poste, des délocalisations à l’étranger. A chaque fois, il fait chuter les coûts pour faire exploser les bénéfices. » Par exemple, après le rachat de SFR en 2014 par Patrick Drahi, le géant téléphonique a connu deux vagues de licenciements massifs. 5.000 postes entre 2016 et 2019, soit un tiers des effectifs, suivi d’un plan de départs volontaires de 1.700 postes en 2021.
SFR a-t-il été une trop forte LBO ?
De quoi, étrangement, rassurer les banques – vous avez le droit de détester le capitalisme. Caroline Laverdet poursuit : « Ce qui est valorisé dans les entreprises, ce sont les résultats, plus que les dettes. Voir les coûts de l’entreprise baisser a de quoi rassurer les fonds d’investissement et les banques. »
Pour SFR, Patrick Drahi est tout de suite soupçonné d’avoir eu les yeux plus gros que le ventre. En 2014, il rafle la mise pour 17 milliards d’euros, au nez de Bouygues qui proposait « seulement » 13,5 milliards. Les montants exacts ne sont pas connus, mais Patrick Drahi et Altice n’auraient sorti qu’un peu moins de deux milliards d’euros de leur poche (plutôt une vente en action pour être exact). Une fois encore, c’est le LBO qui permet au milliardaire d’empocher la mise, avec un emprunt de 12,1 milliards d’euros. Patrick Drahi réfute toutefois ce terme, préférant évoquer « un projet industriel de croissance ».
Un enthousiasme et des sceptiques
Formule rassurante ou non, Altice France n’aura aucun mal à contracter le montant. La levée de fonds suscite un enthousiasme sans précédent aux Etats-Unis et en Europe. 70 milliards d’euros au total sont proposés par les différents investisseurs, et Altice n’a plus qu’à piocher. Soit l’opération la plus importante de l’univers « high yield » en Europe et dans le monde, souligne le cabinet JP Morgan de l’époque.
Dès 2014, certains observateurs doutent toutefois de la pérennité. SFR, devra en effet rembourser 50 millions d’euros d’intérêts tous les mois. Patrick Drahi est de plus porté par un contexte très favorable, mais éphémère. Les taux d’intérêt sont tombés très bas, ce qui rendait les dettes quasiment indolores. Pourquoi s’arrêter alors en si bon chemin ? Le glouton rachète BFMTV, Libération, l’Express et se construit un petit empire médiatique.
La guerre en Ukraine a-t-elle ruiné Patrick Drahi ?
Et puis, tout déraille. Depuis 2022, avec la guerre en Ukraine et l’inflation, les taux remontent fortement, les intérêts aussi, ce qui fait gonfler la dette année après année et la rend de plus en plus difficilement remboursable. Certains résultats bruts ne sont pas ceux escomptés. Altice commence alors à vendre une partie de son empire, notamment son pôle média, dont son joyau BFMTV, pour 1,55 milliard. Pas le choix, mais une stratégie risquée, évoque notre conseiller bancaire : « Les dettes cumulées par LBO sont épongeables grâce aux profits de vos autres boîtes. Si vous commencez à vendre des boîtes, vous perdez aussi leurs revenus, ce qui faisait partie de votre stratégie de remboursement. Il y a le risque d’un cercle vicieux : plus vous vendez, plus vous perdez de revenus, plus vous êtes forcé de vendre. Quitte à tout perdre. »
Face à cette situation, les créanciers finissent par mettre la main à la pâte. Ils réduisent la dette, de 24 milliards à 15,5 milliards et prenant 45 % des actifs d’Altice France. « C’est un peu le phénomène Too big to fall. Les créanciers ont tellement donné en garanties d’emprunt qu’ils vont tout faire pour garantir la survie du groupe, quitte à s’impliquer », estime notre conseiller. Cet accord évoque notamment une restructuration, dont SFR fait partie. Estimée encore à plusieurs milliards d’euros, sa vente permettrait d’éponger une grosse partie des dettes restantes, voire la totalité. Une première offre de rachat des trois autres géants téléphonique – Free, Bouygues Telecom, Orange – de 17 milliards a été refusée ce mercredi. Conclusion par monsieur Durane : « Une dette n’est jamais anodine, et le pire moyen de remboursement est de miser aveuglément sur l’avenir. Il vaut mieux se stopper à temps que de rajouter de la dette pour espérer augmenter ses revenus. » Un avertissement un peu trop tardif pour Patrick Drahi.
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