«Ce sont des mensonges malveillants conçus pour salir Tsahal, l’armée la plus morale au monde », assurait fin juin un communiqué de Tel-Aviv. Cosignée par le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et le ministre de la Défense Israël Katz, cette lettre s’émouvait d’un article accusant l’armée d’avoir donné l’ordre de tirer sur des Gazaouis désarmés, en attente d’aide humanitaire. Elle reprenait surtout une expression particulièrement utilisée en Israël pour évoquer l’armée, qualifiée de « plus morale du monde ».
« Cette expression remonte au temps du conflit entre juifs et arabes palestiniens dans les années 1920-1930 », explique Samy Cohen, directeur de recherche émérite à Science Po, qui renvoie à un autre concept, la « pureté des armes ». Ce dernier a été popularisé lors du 21ᵉ Congrès sioniste mondial en août 1939 par le politicien Berl Katzenelson, qui avait notamment déclaré : « nous ne voulons pas que nos armes soient souillées par le sang innocent ». « Encore aujourd’hui, le fait de n’utiliser son arme que pour sa mission, sa défense et jamais à l’encontre d’innocent reste une clause formelle du code d’éthique de l’armée israélienne », développe l’auteur de Tuer ou laisser vivre. Israël et la morale de la guerre (Ed. Flammarion).
Le prix payé par les civils
« Depuis la guerre d’indépendance a émergé cette idée selon laquelle l’armée israélienne s’était comportée de manière exemplaire avec les Arabes palestiniens », souligne Samy Cohen. Toutefois, l’expression a souvent été critiquée, et ce bien avant la guerre qui déchire l’enclave palestinienne de Gaza depuis bientôt deux ans. « Il n’existe rien de tel qu’une armée réellement morale […] La seule armée totalement morale est l’armée qui ne combat pas », écrivait ainsi le militant israélien des droits palestiniens Uri Avnery en 2017. Pour justifier cette appellation, le gouvernement israélien assure que son armée concentre tous ses efforts dans la protection des civils.
L’été dernier, Benyamin Netanyahou affirmait ainsi devant le Congrès américain : « malgré tous les mensonges que vous avez entendus, la guerre à Gaza présente l’un des ratios les plus bas de combattants par rapport aux victimes civiles de toute l’Histoire de la guerre urbaine ». Pourtant, une enquête du Guardian publiée en août montre au contraire un taux de mortalité civile de 83 % *, soit 2,5 fois plus élevé que le ratio habituellement mis en avant par le gouvernement israélien. La surmortalité des civils serait « extrêmement élevée pour une guerre moderne, même comparée aux conflits connus pour leurs massacres aveugles », selon le journal britannique.
De l’« outil de propagande » à la confiance populaire
Depuis le début de la riposte de Tel-Aviv à Gaza après les massacres du 7-Octobre, au moins 64.656 personnes sont mortes dans l’enclave. Ces chiffres du ministère de la Santé du Hamas sont jugés fiables par l’ONU et ne prennent pas en compte toutes celles et ceux dont les dépouilles sont encore ensevelies sous les décombres. Face à ce tragique bilan, les critiques s’intensifient ces derniers mois. Mercredi, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a proposé des sanctions, évoquant une situation « inacceptable » à Gaza. Le 22 août, les Nations unies ont déclaré la famine dans l’enclave palestinienne, victime d’un blocus quasi total de toute l’aide humanitaire malgré une situation particulièrement dramatique pour les civils.
Les journalistes internationaux n’ont pas accès à la zone, et ceux qui sont déjà sur place ont été massivement victimes de frappes israéliennes. Certains acteurs accuser Tel-Aviv de génocide, à l’instar de l’association Amnesty International. « Dire que l’armée israélienne est la plus morale du monde est une façon d’interdire toute critique. Pour le pouvoir, c’est un outil de propagande, analyse Samy Cohen. Mais les Israéliens y croient profondément. Pour eux, l’armée n’est pas un corps étranger, c’est leur fils, leur père, leur sœur. L’identification est absolument totale et, par conséquent, en cas d’exaction, la tendance est de minimiser, de nier ou d’accuser l’autre. »
L’« effondrement moral » de l’armée israélienne
Régulièrement, le gouvernement israélien accuse la nature du terrain. Il est effectivement particulièrement dangereux pour une armée régulière d’avancer dans une guerre aussi asymétrique, où l’ennemi peut se cacher parmi la population civile. Mais pour Samy Cohen, « il y a un effondrement moral de l’armée israélienne à partir du 7-Octobre. » Selon l’expert, l’armée israélienne ne « prend plus de risque, ce qui l’amène à voir dans n’importe quelle personne qui lui paraît plus ou moins suspect un ennemi à abattre ». Sans faire grand cas des victimes collatérales. En octobre 2023, un immeuble de six étages a ainsi été annihilé par l’armée israélienne, emportant dans sa chute la vie de 106 civils, dont plus de la moitié était des enfants. D’après Human Rights Watch, Tel-Aviv n’a jamais prouvé l’existence de cibles militaires dans la zone.
Pourtant, Samy Cohen se souvient d’un désir collectif de précautions à l’encontre des civils et cite l’exemple de l’attaque du 22 juillet 2002 qui visait Salah Shehadeh, un haut responsable du Hamas, à Gaza. Lors de cette dernière, une maison voisine a été touchée, tuant 14 civils dont plusieurs enfants. « Il a eu un tollé et une commission d’enquête », se souvient Samy Cohen. « Mais aujourd’hui, l’armée israélienne ne prend plus de précautions. Un commandant important du Hamas sera tué même s’il est entouré d’une centaine de civils. » Ainsi, alors qu’aucune armée au monde ne peut prétendre à une moralité sans tache, Tsahal semble jour après jour s’éloigner de sa doctrine de la « pureté des armes » à Gaza.
* Ce taux indique qu’en moyenne, selon le Guardian, sur 100 personnes tuées par l’armée israélienne lors de ce conflit, 83 sont des civils.
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