Lettres Persanes: Haim Berkovits

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Lettres persanes�Lettre de David ben Salomon, Paris, à son cousin Eliyahu, à Jérusalem

Mon cher Eliyahu,

Tu t’étonnes que je ne sois pas encore venu m’installer chez toi, au cœur de cette terre d’Israël que tu appelles, avec ton enthousiasme coutumier, « le retour à la source ». Je dois t’avouer une chose : j’ai longtemps hésité, mais je voudrais te dire qu’en Israël, vous manquez de manières… En France, c’est très différent…

Chez toi, les gens sont bruyants, directs, parfois même un peu rudes. On crie au marché, on klaxonne, on tutoie son voisin dès la première roquette. Ici, nous sommes polis. Même quand on vous insulte dans la rue, on le fait avec distinction. On vous dit : « Excusez-moi, Monsieur, ce n’est pas vous personnellement que l’on attaque, c’est votre peuple… c’est Israël. »

C’est cela, Eliyahu, la civilisation. Chez nous, on ne dit pas qu’on est antisémite. Non, on est antisioniste, c’est plus élégant. Cela permet de hurler « Mort aux Juifs » en prétendant défendre la paix. C’est subtil, tu comprends ? Nous sommes dans le pays de la nuance, et de la bienséance. On n’agresse pas un Juif. On le recadre.

D’ailleurs, un rabbin a été recadré cette semaine, le rabbin Lemel. Il aurait vraiment dû « éviter de se montrer ». Il a été agressé deux fois : une fois à Deauville, où il a osé se promener avec sa barbe et sa kippa, et une autre fois assis à la terrasse d’un café. Tu comprends, cher cousin, ça dérange. Entre nous, c’est un peu de sa faute : il aurait dû éviter…

Étrange époque, je te l’avoue, mon cousin. Mais ne me dis surtout pas que la victime devient coupable de sa propre visibilité.

Tu m’écris, inquiet de mon silence. Mais tu n’as pas compris. Au pays de la douce France, où le coq chante de moins en moins, le Juif apprend à marcher sans bruit, en longeant les murs discrètement. Il faut apprendre.

Et nous apprenons. Nous n’avons aucune racine en France, juste des attaches… Par exemple, notre fille est à l’université. Elle étudie le droit, ce magnifique édifice de principes qu’on applique à géométrie variable. Elle adore ça. Elle fait attention, bien sûr : elle range son Magen David dans son pull, pour éviter les tensions inutiles avec ses camarades militants progressistes.

Le fils de nos amis Taïeb a aussi trouvé une belle solution d’intégration : il ne s’appelle plus Taïeb, mais « de La Taille-Bière ». C’est plus doux, plus neutre. Ça passe bien dans les dîners où l’on parle d’égalité en dégustant des bouchées véganes au foie de hareng.

Mamie Hélène, elle, va bien. Ne t’inquiète pas pour elle. Elle a retiré la mezouza de sa porte d’entrée. Elle l’a accrochée à l’intérieur, à côté du thermostat. Elle dit que de toute façon, « c’est pour protéger la maison, alors autant la mettre où ça marche vraiment ».

Tu sais, ici, on innove. Une entreprise vient même d’inventer une kippa qui ne se froisse pas. Comme ça, plus besoin de la plier discrètement en sortant de la synagogue. On peut désormais la porter en toute invisibilité, jusqu’à la poche.

Et ce n’est pas tout. J’ai entendu dire qu’un système est à l’étude pour permettre de verrouiller les synagogues de l’intérieur en cas d’attaque. Ce serait comme un abri antiatomique, mais pour prier. Tu sais bien, chez nous, les secours, surtout quand il s’agit de Juifs , arrivent toujours après la fin de l’incident…

Non, j’exagère : une fois je les ai vus arriver très rapidement, quand des Juifs ont été attaqués dans un restaurant cacher. Les policiers sont arrivés très rapidement. Mais avant de s’occuper des agresseurs, ils ont verbalisé les voitures mal garées des clients. Heureusement, moi, j’étais venu en taxi. Un taxi juif, bien sûr. Uber ? Trop risqué. On provoque avec nos noms.

Mais tout va bien. Ne t’inquiète pas. Nous avons déménagé du 19e arrondissement, trop dynamique, trop diversifié, pour nous installer à Levallois, une banlieue coquette. La police y parle même de fermer certaines rues pour mieux nous protéger. Mais attention, ne te méprends pas : ce n’est pas un ghetto, non, rien à voir. Nous avons le droit de sortir… de temps en temps. À condition de ne pas provoquer.

C’est que vois-tu, nous avons ici une vie très riche. Nous gagnons de l’argent — mais ce n’est pas tout ! Nous sommes riches aussi en cérémonies, en plaques commémoratives, en fleurs, en bougies. Chaque attentat est suivi d’un hommage très digne. Et entre deux cérémonies, nous avons parfois… Mais toujours dans le calme.

Bon, il y a eu des attentats, c’est vrai, mais cela reste isolé. Et puis, tout le temps, vous nous les ressortez. Tu vas encore me parler d’Ilan Halimi. C’était en 2006, déjà presque une éternité. Il a juste été séquestré, torturé, puis abandonné comme un chien dans une banlieue. On avait dit : « Plus jamais ça. » Une belle formule, très française. Tellement belle qu’elle est devenue un refrain, répété après l’école Ozar Hatorah de Toulouse, après l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, après tant d’autres. Aujourd’hui encore, nos enfants entrent dans leurs écoles juives entourées de barrières et de policiers, mais toujours au nom de la liberté. Quelle chance d’avoir une telle protection.

Et puis il y a nos élites. Elles nous soutiennent avec une ferveur admirable. Le maire de ma ville a même posé une plaque en hommage aux victimes d’un attentat antisémite… sans jamais prononcer le mot « juif ». Il ne faut pas heurter les sensibilités, tu comprends. Nous vivons dans une époque si délicate qu’on peut mourir pour être juif, mais pas être nommé juif une fois mort.

Et tu veux encore que je vienne vivre à Jérusalem ? Mais, mon cher cousin, ici, nous avons le confort des illusions, la beauté des réceptions laïques, les salons parisiens avec le foie gras, les petits fours et les coupes de champagne, et surtout le plaisir rare de voir des militants pro-palestiniens manifester librement sur nos boulevards, pendant que nos synagogues ferment discrètement leurs portes « par mesure de sécurité ».

Et puis nous avons le CRIF. Il veille sur nous. Il parle au nom de tous, même de ceux qui n’ont rien demandé. Je suis d’ailleurs invité à un de leurs dîners. Une année, ils ont reçu Macron, un grand ami d’Israël. Il s’inquiète beaucoup pour vous. Il veut faire la paix au Moyen-Orient, comme il gère si bien les émeutes à Paris. Son idée est simple : donnez. À Paris, il a donné : des magasins tels que Chanel ont « offert » leurs stocks. Alors vous, en Israël, vous ne pouvez pas aussi donner ?

Donnez des territoires. Donnez vos maisons. Donnez même vos enfants, tant qu’à faire, à ceux qui veulent vous exterminer.

C’est beau, la paix. Elle exige beaucoup (juste des Juifs) si on pouvait cesser d’exister en face de ceux qui nous haïssent.

Alors tu vois, mon cousin, tout va bien. Arrête de t’inquiéter. En France, nous sommes libres. Libres de nous cacher, de fuir, de baisser les yeux et d’applaudir. Nous sommes encore là. Et c’est déjà beaucoup, paraît-il.

Tout va bien. Je vis à visage flou, dans un pays où l’on me dit libre, mais où je me tais. J’ai même préparé une valise : mes téfilines, une chemise blanche, et une boîte d’allumettes, pour allumer une bougie…

Embrasse le sol de Jérusalem pour moi. J’y pense souvent, surtout en sortant de la synagogue, en glissant ma kippa dans ma poche avec les clés de ma BM.

Lettre d’Eliyahou ben Yossef, dans un abri à Jérusalem, entre la menace et la promesse, à son cousin David ben Salomon, à Paris en réponse à sa lettre

Mon très cher David,

Je t’écris entre deux silences : celui qui précède la sirène, et celui qui suit l’explosion. C’est un moment propice pour la réflexion, et donc pour te répondre.

Ta dernière lettre m’a procuré une vive émotion. Tu as ce talent rare de décrire la soumission avec grâce, l’inquiétude avec poésie, et l’exil avec un tel sens du détail que j’en venais presque à envier ta vie de clandestin reconnu.

J’ai retrouvé dans ta lettre ta finesse, ton style, ton art de faire du retrait une forme de raffinement. Il faut te reconnaître cela, mon cousin : tu as élevé l’autodéfense à un niveau esthétique.

Tu me parles de ton quotidien : les gestes étudiés, les kippas pliées, les étoiles rangées, les noms corrigés pour mieux se fondre. J’ai souri à l’idée que même la mezouza de Mamie Hélène ait dû se retrancher à l’intérieur.

Ici, les choses sont plus bruyantes. La kippa se porte sur la tête, même si le vent l’arrache. La mezouza reste sur la porte, même quand la porte elle-même a sauté. Le Juif est visible, invincible… et surtout vivant.

Tu me parles aussi de la sécurité. En France, les synagogues sont barricadées, protégées par des forces de l’ordre parfois plus nombreuses que les fidèles. On y entre en montrant sa carte d’identité, on y prie comme dans un aéroport.

Ici, les synagogues sont ouvertes. Non parce que nous n’avons pas d’ennemis, mais parce que nous avons accepté le prix d’être libres.

Tu vis à Paris, mon cousin, cette ville splendide où l’on peut réciter Shema Israel à voix basse dans un métro bondé, à condition de ne pas attirer l’attention. Tu vis dans un pays où l’on dit « juif » du bout des lèvres et « Israël » du bout des nerfs. Un pays où l’on peut se faire tuer pour être né du mauvais peuple, mais avec élégance, sur fond de slogans universels.

Tu m’écris depuis une République où l’on ne se dit pas antisémite, mais seulement antisioniste, où l’on t’agresse avec des gants blancs, et où l’on t’efface en te demandant ton consentement éclairé. C’est admirable. Chez nous, les choses sont moins subtiles. Quand l’Iran veut nous rayer de la carte, il le dit clairement, en plusieurs langues et en direct à la télévision.

Quand on veut nous tuer, on ne cherche pas à nous convaincre d’abord. On frappe. On envoie des missiles. On promet notre anéantissement.

L’ennemi a plusieurs noms, aujourd’hui il se nomme : : Iran. Et un visage. Et des satellites, des drones, des missiles, des alliances. Il ne parle pas en paraboles : il promet une bombe. Il ne menace pas de nous juger. Il promet de nous effacer.

Et nous, que faisons-nous ? Nous répondons. Pas seulement avec des avions. Avec des écoles, des hôpitaux, des plantations de dattes, des berceaux.

Chaque nuit, nos pilotes s’élèvent au-dessus des nuages pour frapper ce que le monde préfère ignorer. Ils sont jeunes. Ils ont des fiancées, des mères, des rêves simples. Et ils reviennent…

Oui, la situation est difficile. Personne ici ne la nie. Mais vois-tu, David, elle est passagère. Comme une douleur avant l’accouchement. Comme un orage d’été. La menace passera. Et le soleil brillera à nouveau sur notre pays, pas que parce que nous l’aurons mérité, mais parce que nous l’aurons défendu.

Je veux te parler de mes filles de quatre ans et de cinq ans. Lors de la dernière alerte, elles couraient en pyjama vers l’abri, les larmes au bord des cils. Je les ai serrées si fort que j’ai cru leur casser les épaules.

Une fois dans l’abri, il y a eu ce silence, lourd, suspendu. Et puis, elles se sont mises à chanter. Doucement. L’une a commencé : « Mi sheberakh leshayalim… ». Et l’autre l’a suivie : « Hashem itbarakh, il va nous protéger. »

Tu comprends ce que je veux dire ? Même nos enfants chantent pendant qu’ils ont peur.

Ce n’est pas de l’héroïsme. C’est la vie juive, ici, aujourd’hui. Une vie où l’on n’a pas besoin de cacher sa mezouza, ni de franciser son nom. Une vie où l’on n’a pas peur de vivre juif , même si vivre juif fait peur.

credit israelisforever AI

Et malgré cela, je t’écris sans colère. Car je sais que ce que nous vivons ici, au cœur de ce tumulte, n’est pas une crise; c’est une naissance.

Tu attendais la Guéoula ? Je comprends. Tu l’imaginais avec des anges, des tambours, une voix qui sortirait du ciel et dirait : « C’est maintenant. »

Eh bien figure-toi que la Guéoula est arrivée sans faire trop de bruit. Elle s’est installée discrètement, entre deux immeubles de Netanya, deux serres dans la vallée du Jourdain, deux caravanes dans les collines de Samarie, deux cours de Talmud dans une base de Tsahal. Elle n’a pas prévenu. Elle est entrée par la porte de service.

Mais elle est là, David. Et tu n’y es pas.

Oh, je ne t’en veux pas. Le confort a ses vertus. Le silence aussi. En France, on aime beaucoup les musées. Mais la vie juive n’est pas une pièce à exposer , c’est une aventure à écrire.

Tu m’écris que tu viendras peut-être… un jour. Peut-être pour la retraite. Peut-être quand la situation sera stabilisée. Peut-être quand les enfants auront grandi. Peut-être…

Mais je dois t’avertir :Israël n’est pas une maison de repos. Israël n’est pas une station thermale pour Juifs fatigués. Ici, nous ne servons pas de thé vert sur fond de méditation. Nous servons dans Tsahal. Nous plantons, nous bâtissons, nous pleurons, et nous recommençons.

Israël est une forge. Une maternité. Un laboratoire. Une prophétie en construction. Une page encore blanche. Une tour bâtie à mains nues.

Et surtout : Israël est une histoire. L’histoire. Notre histoire.

Ici, on n’étudie pas seulement l’histoire des Juifs. On l’écrit. En lettres d’hébreu, de sueur, de prière, de feu, et parfois, oui, de sang.

Je ne te demande pas de venir te battre. Je te demande de venir exister. Ici, ta fille ne cachera pas son étoile. Elle l’apprendra par cœur. Ton nom ne sera pas modifié. Il sera honoré. Ta mezouza sera dehors, même s’il pleut.

Tu attends le bon moment. Mais, David… le bon moment, c’est quand on comprend que l’attente est une erreur.

Nous vivons la meilleure période de notre histoire depuis deux mille ans. Nous avons une langue, une terre, une armée, une capitale, une économie, une culture, une flamme.

Tu veux encore attendre ? Très bien. Mais sache que l’Histoire, elle, ne t’attend pas. Elle se passe ici. Elle s’écrit. Elle se vit. Et elle avance.

Tu veux la paix ? Moi aussi. Mais une paix sans dignité n’est qu’une anesthésie. Ici, nous avons choisi la vie , la vraie. Celle qui dérange. Celle qui demande. Celle qui construit sous les missiles et rêve sous les ruines.

Regarde autour de toi : l’exil n’est plus une nécessité, c’est une habitude. Une habitude polie, bien dressée, mais stérile. Tu as peur de venir ici. Moi, j’ai peur que tu restes là-bas. Pas pour toi. Pour ceux qui viendront après toi, et qui n’auront plus de chemin.

Mon cher cousin, nous vivons une époque bénie. Bénie non parce qu’elle est facile, mais parce qu’elle est claire. Pour la première fois depuis deux mille ans, un Juif peut être maître de son destin, parler sa langue, prier son Créateur, défendre sa terre, sans demander la permission.

Tu te demandes si le moment est venu. Je te réponds : si ce moment n’est pas le bon, alors il n’y en aura jamais.

Viens, David. Pour toi, pour tes enfants, pour ton nom. Ne viens pas comme un fuyard, ni comme un touriste. Viens comme un bâtisseur.

Il y a une pierre à poser. Une ligne à écrire. Un rôle à jouer.

Et si tu as peur, dis-toi que même les petites filles de Jérusalem chantent pendant qu’elles tremblent. Tu feras comme elles.

Ton cousin, avec une kippa sur la tête, un pistolet à la ceinture, et

la certitude d’avoir choisi la vie

Eliyahou ben Yossef

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