Isaac ben Zvi et son ouvrage Les tribus dispersées (1959). Éditions de Minuit. II
Aborder l’histoire des juifs revient à faire l’histoire de l’antisémitisme. Un spécialiste de l’histoire de la Rome antique vivant en Allemagne au XIXe siècle, Théodore Mommsen, nous offre une formulation lapidaire qui résume bien la situation: lorsque Israël fit son apparition sur la scène de l’histoire mondiale, il n’était pas seul mais se trouvait accompagné par un frère jumeau, et qui était ce frère jumeau ? L’antisémitisme…
Cette réflexion n’est pas du tout réjouissante mais elle s’imposa à tous les savants de l’historiographie juive moderne depuis Marcus Jost et Léopold Zunz jusqu’à Heinrich Grätz. Parfois on a l’impression qu’il ne s’agit pas d’une histoire mais d’une martyrologie.
La haine ou le rejet du juif est indissociable de son existence sur quelque point du globe que ce soit…
Mais revenons à la problématique du début : qui est juif, dans de telles conditions ? et qui peut, dans cette perspective, se revendiquer d’une telle appartenance à la judéité dans son sens le plus large ?
C’est tout l’enjeu de ce livre.
Pour tout autre peuple, toute autre ethnie, la réponse serait des plus aisées, mais pour les juifs qui durent se cacher, faire semblant d’avoir quitté leur religion, ou avoir déployé toute une série de subterfuges, la réponse n’était pas aisée.
Sans vouloir anticiper sur la suite, je reprendrai des thèmes dont ben Zvi traite à la fin de son livre. En l’occurrence, le cas des karaïtes… et par la suite, des samaritains.
La question s’est posée et leur fut posée directement lorsqu’il s’est agi de permettre aux karaïtes d’émigrer en Israël: ils ont répondu qu’en dépit de divergences doctrinales indéniables, ils adhéraient à l’héritage juif et purent donc, à cette condition, quitter leur Égypte natale et émigrer en Terre promise…
Ils tenaient à leur identité juive qui n’était pas rabbinique ni talmudique. La pomme de discorde entre les deux communautés faisant partie d’un même peuple n’avait pas généré une autre religion, même après la disparition des derniers survivants…
Maïmonide lui-même avait eu à connaitre de ces vicissitudes identitaires lors de son séjour en Égypte : il évita de s’installer à Alexandrie en raison de la trop forte implantation des karaïtes dans cette cité commerciale si prospère.
Il déploya des trésors d’ingéniosité à l’égard de cette secte dissidente juive qui rejettera toutes ces offres de dialogue fraternel. Rien n’y fit, les karaïtes n’admettaient pas en leur créance la Tora orale. Ils s’en tenaient à un biblisme étroit, contestant l’exégèse rabbinique…
Ben Zvi avait rencontré les dirigeants des communautés karaïtes en Israël. Il évoque le souvenir du fondateur de la secte Anan ben David ainsi que celle de l’exégète biblique Hiwwi (Hayyoy) al-Balkhi.
A cette époque, c’est la ville de Balkh qui était la capitale de l’Afghanistan. Cet homme eut la malice de faire la liste de tous les points disputés de la Bible hébraïse qu’il distribua aux élèves d’une école primaire de la ville…
A cette époque, les karaïtes comptaient parmi les meilleurs linguistes et grammairiens de l’hébreu ; on leur doit les tout premières études sur la langue hébraïque.
Ils en vinrent même jusqu’à donner une autre interprétation d’un verset crucial de la Tora, interdisant de faire cuire (bachel) le chevreau dans le lait de sa mère. Le verbe hébraïque (Bachel) est interprété dans le sens de faire mûrir, de promouvoir la croissance animale.
Or, une telle interrelation sapait le fondement même de la cuisine juive interdisant de mélanger les aliments carnés et les aliments lactés. Du coup, les adeptes de la Tora rabbinique et les partisans de cette interprétation hérétique ne pouvaient plus entretenir les relations normales entre coreligionnaires.
Cela dit, la racine BCHL pouvait supporter de telles exégèses qui font violence aux versets bibliques…
On le voit, la tradition orale était rejetée alors que les rabbins cultivaient une religion, non pas biblique mais biblico-talmudique.
Ce n’est pas la même chose, ce rattachement de la tradition à la Tora orale garantissait le continuum de la pensée et de la vie juives… Jusqu’au bout, les karaïtes ont maintenu leur position sur ce point capital.
Autre exemple plus proche de nous et concernant les juifs de Crimée. En 1942/43, les Nazis qui avaient occupé la Crimée voulurent savoir si les anciens habitants de la Crimée, les Tatares, étaient des juifs et dans l’affirmative, ils auraient été exterminés…
Ben Zvi explique que les Nazis avaient posé la même question à des sources différentes afin d’être certains de ne pas se tromper. Toujours cette Gründlichkeit allemande qui nous ferait soutire, si le contexte n’était pas tragique.
La même question s’est posée en Europe continentale pour savoir si les nouveaux convertis (Nuevos convseros) étaient encore des juifs ou s’ils avaient défensivement quitté la maison d’Israël.
Dans ce dernier cas, s’agissait-il alors d’une autre religion définissant de nouvelles pratiques religieuses ?
Léon Poliakov a eu raison de parler d’un marranisme généralisé puisque les convertis volontaires ou involontaires devaient être traités de manière différente. A force, l’épiderme se confondait avec la tunique…
C’est peut-être ce qui est arrivé à bon nombre de nouveaux convertis qui continuèrent à judaïser en secret. On peut citer le cas des Franquistes de Varsovie au milieu du XIXe siècle, les lointains successeurs du sabbataïsme ; pour la société polonaise, ils semblaient être des catholoques comme tous les autres, mais à leurs propres yeux ils venaient d’ailleurs.
Pourtant, ils occupaient des fonctions importantes dans la vie sociale. Avaient-ils quitté leur religion d’origine ou étaient-ils des juifs comme les autres, contraints de se dissimuler pour échapper aux autorités ecclésiastiques…
Poliakov consacre quelques développements à cette question qui a dû torturer la conscience des gens qui ont vécu ce drame dans leur chair et leur sang. Transgressaient-ils vraiment la promesse d’être fidèles à la foi de leurs ancêtres ?
On doit mentionner ici la doctrine talmudique du martyr. Je me limiterai à l’essentiel, dans trois cas, le talmud prescrit de trépasser plutôt que de transgresser : si l’on vous contraint à répandre un sang innocent (tuer quelqu’un qui ne vous menace pas) ; vous livrer à la débauche, à la luxure et enfin rendre culte à des divinités idolâtres.
Les sages ont dû développer ce système afin d’empêcher une épidémie de candidats au martyr qui aurait, à long terme, mis fin à l’existence même du peuple d’Israël. Il fallait tracer un cadre et empêcher une course désordonnée vers le suicide.
Faute de place, je me contenterai de mentionner que cette affaire de marranisme a perturbé la vie dans l’Amsterdam de Uriel da Costa et plus tard, celle de Spinoza… Les Nouveaux Chrétiens avaient-ils violé la loi juive ou avaient-ils simplement voulu préserver leurs existence ? On doit à Uriel da Costa cette terrible formule : Les juifs, puissé-je ne les avoir jamais rencontrés …
Au plan théologique, le choix entre la vie et la mort ne fut pas simple ; différents rabbins s’affrontèrent pour trancher la question : devaient-ils, pouvaient-ils mourir puisque le judaïsme rabbinique ne considéra le christianisme comme une religion monothéiste qu’au XIVe siècle avec le rabbin Menhem ha-Méiri ?
Les deux thèses s’opposaient : les uns jugeaient que les rescapés avaient eu raison de survivre, tandis que les autres leur promettaient de rôtir en enfer puisqu’ils avaient, durant toutes années, vécu comme des d’idolâtres.
La controverse fit boule de neige, impliquant de plus en plus de rabbins, les uns menaçant les autres des châtiments éternels, prévus dans le chapitre final du livre d’Isaïe (déra’on oolam)
Pouvaient-ils choisir une autre religion qui fût moins éloignée de la foi de leur naissance ? C’est un peu ce qu’on peut lire ici quand on dit que se tourner vers l’islam est « moins graves que » de se tourner vers la foi chrétienne où règne la croyance trinitaire ?
Juifs et musulmans ne pouvaient pas admettre la forme divino-humaine de Jésus. On louait même l’intransigeance musulmane à défendre une unité divine sans la moindre concession.
Le Coran stipule que Dieu n’est pas engendré ni n’engendre (La yalid wa la youlad)
Des philosophes juifs du Moyen Age ont tenté avec des fortunes diverses de clarifier cette approche du christianisme. Dans la première partie de son Guide des égarés, Maïmonide se livre à une polémique anti-chrétienne sur ce point précis. Il ne se dévoile pas entièrement mais donne à comprendre que Dieu peut tout faire, sauf porter atteinte à son essence, se faire homme comme l’enseigne la théologie chrétienne officielle…
Je citerai le cas que j’ai étudié et traduit en français, Eliya Delmedigo, auteur de l’Examen de la religion (Behinat ha-dat). Ce grand philosophe-herméneute, mort en 1493, avait été maître d’hébreu de Pic de la Mirandole qu’il finit par quitter en raison de ses penchants en faveur de la kabbale alors qu’il se voulait, lui, franchement averroïste.
Il fut aussi le protégé du futur cardinal Frederico Grimani. Il eut l’insigne honneur d’éditer son propre traité de l’intellect avec des écrits de jean de Jandun.
Delmédigo se livre à un examen approfondi des dogmes chrétiens qui séparent les deux religions, sur fond d’aristotélisme médiéval. Il conclut sans surprise que la difficulté était quasi insurmontable…
Les chapitres traités par ben Zvi suivent un schéma propre à l’auteur. On y trouve un certain nombre de personnes se disant des descendants des tribus de Benjamin, d’Éphraïm, de Joseph et de quelques autres. Mais le chapitre le plus long (40 pages) et le plus fourni en indices d’une survivance juive en terre d’Islam porte sur le sort des juifs de Khaybar d’Arabie…
Cela s’explique par le site où eut lieu la fameuse bataille qui se solda par la défaite des tribus guerrières juives. C’est dans cette région que l’on trouve le plus de séquelles attestant la présence de juifs installés sur place depuis de longues années. L’issue de la bataille leur fut fatal, les juifs furent soit tués soit chassés de leurs terres, ce qui explique que des indices de leur présence soient si nombreux.
Une expression particulièrement désobligeante pour les juifs connote un certain mépris à leur égard : « Les juifs de Khaybar ».
Ben Zvi résume aussi l’état des recherches qui ne sont plus d’actualité de nos jours. L’auteur a discuté avec des lointains survivants de ces familles qui ont pu se maintenir sur place malgré l’obligation de partir en exil.
Ces lignes rappellent la réflexion sagace d’Ernest Renan : il ne tint qu’à un fil que l’Arabie ne devînt juive… Ce n’est pas peu dire au sujet de la puissance des juifs à cette époque dans cette région.
Après toutes ces années, la conscience d’être une descendance juive ne laisse pas d’étonner et prouve aussi, d’autre part, que cette appartenance juive a imprimé à la société concernée une marque indélébile…
On saisit mieux l’idée de Poliakov qui se demandait d’entrée de jeu qui est juif et qui ne l’est pas ou ne l’est plus. Tous les anoussim (en hébreu les convertis de force) n’avaient pas la même conscience de cette appartenance lointaine ; certaines personnes reconnaissent en être, tout en se disant incapables de déchiffrer telle ou telle inscription présumée être de l’hébreu…
Dans son étude intitulée, Du marranisme, Poliakov a bien montré que cet enjeu identitaire était crucial. Quelle est l’essence du judaïsme ? Est-elle iniquement religieuse ou peut-elle être définie par d’autres éléments plus sociologiques ou politiques ?
C’est la seconde hypothèse qui reste la plus vraisemblable. Après les catastrophes nationales du peuple juif, les exils, les déportations et les tentatives d’extermination de la Shoah, la partie historique ou culturelle s’est frayée un chemin dans la conscience juive moderne et contemporaine.
Un exemple : que dire à ces accidentés de l’histoire juive s’il leur prenait l’envie de rejoindre le corps central du judaïsme en Israël ? Les religieux resteront sur leurs positions rituelles et exigeront de dicter leur mode de lecture du judaïsme ; mais seront-ils suivis par la masse ? C’est peu probable.
Il nous reste à aborder deux thèmes développés par Isaac ben Zvi dans son livre sur les tribus dispersées. Il faut aussi dire un mot sur le terme dispersées et non pas perdues.
Ces tribus ont conservé en elles des étincelles d’âmes, de leur vie antérieure, pour parler comme les kabbalistes. (nitsotsé neshama).
Excellente transition pour parler des descendants d’adeptes du faux Messie, Sabbetaï Zvi, les Dönmeh de Turquie qui eux aussi, ont rompu l’isolement du judaïsme pour entrer de plein pied dans l’histoire réelle du monde.
Et pour finir nous verrons ce que ben Zvi dit des Samaritains et de leurs relations avec leurs voisins juifs.
Je ne eux pas reprendre dans le cadre retreint de cette recherche tout ce que j’ai déjà écrit sur les origines et la signification de la kabbale, la mystique juive.
La figure ambigüe de Sabbataï Zvi, mort en 1676, 10 ans jour pour jour, après son incroyable ralliement à la religion musulmane.
La figure de ce faux Messie est un exemple d’intervention humaine dans l’histoire juive. On ne se contentait plus de la protection divine exclusivement, on voulait intervenir pour peser sur les événements.
On ne se contentait plus d’attendre et de subir jusqu’ à la venue d’un hypothétique Sauveur ou Messie, censé mettre un terme à cet interminable cortège de malheurs et de persécutions.
Mais l’affaire a mal fini comme s’est souvent le cas dans l’histoire des juifs. L’homme qui avait réussi à rallumer l’espoir dans cette historiographie tragique, l’homme sur qui les exilés ont reporté leurs attentes n’a rien trouvé de mieux à faire que de prendre le turban et de se faire musulman…
Cette volte-face ne pouvait pas passer pour une simple vicissitude, encore une dans l’histoire des juifs. On se mit à donner des interprétations compliquées de l’événement : cette conversion n’en était pas une, cette disparition avait aussi un sens caché, ésotérique.
Ces actes du faux Messie étaient des actes étranges qu’il conviait d’interpréter en profondeur. Ma’assim mouzarim, actions étranges. Le Messie était bien le Messie malgré son apostasie.
C’-était une rédemption par le péché (mitswa ha baa ba avéra). Certains comme Nathan de Gaza allèrent jusqu’à soutenir que le Messie devait être un apostat.
Une telle idée réait absolument sans précédent dans le judaïsme. Cette exaltation de l’antinomisme alors que toute la tradition juive reposait sur l’accomplissement concret des mitsvot, était foncièrement hérétique.
Dans la liturgie du matin, on déforme justement une bénédiction pour dire que les choses interdites étaient désormais permises: de mattir assourim (délivrer les entraves) on lisaot mattir issourim (qui permet les interdits).
Les adeptes du mouvement, après la mort de leur chef, ne pouvaient pas rentrer dans le rang et oublier les faits ; Ils développèrent cette théologie de l’interdit puisque le. Messie était venu (selon eux) et qu’il n’était plus nécessaire de suivre l’ancienne théologie. Isaac ben Zewi parle justement de cet effondrement des valeurs religieuses juives par les adeptes de la secte, notamment ceux qui vivaient en Égypte…
Dans l’article sur les Sabbataïstes de Turquie, le dernier de ce recueil, on peut lire quelques réflexions sur la situation de la secte dans ce pays, à Smyrne, Salonique et d’autres cités moins connues.
Ben Zvi cite quelques travaux de Gershom Scholem et de Galante, mais reconnait qu’on sait relativement peu de choses sur la doctrine sabbataïste des croyants, ainsi qu’ils s’appelaient eux eux-mêmes car, en réalité l’entourage musulman les appelait les apostats.
On prend connaissance des dérives orgiaques de certaines cérémonies, notamment la fête de l’agneau au cours de laquelle on procédait à l’échange des femmes, revêtues de leurs plus beaux atours, on éteignait les lumières et les maris échangent les femmes.
Dans son autobiographie intitulée Meguillat Sefer, le rabbin Jacob Emden, fils du Hakham Zvi, mort en 1776, rapporte que des femmes juives de la secte vivant près de Lvov avaient porté plainte auprès des autorités rabbiniques locales pour divorcer de leurs maris qui voulaient les contraindre à participer à de telles orgies.
Ce n’était donc pas une invention de toute pièce ni une pure invention puisque de l’Europe orientale où officiait son père comme rabbin de communauté, les mêmes pratiques prévalaient…
Pour finir, venons-en aux samaritains que l’auteur évoque tout en reconnaissant que cette communauté s’est entourée d’une véritable muraille de Chine (sic) afin de protéger sa mystérieuse religion.
D’après le second livre des Rois, ce sont des colons que les rois d’Assyrie ont implanté en Terre sainte pour peupler ce territoire après la défaite des juifs.
Ces communautés se disent les descendants de tribus juives, bien que leur religion ne reconnaisse pas les montagnes sacrées du judaïsme et place le mont Guérizim au sommet. Quand ils célèbrent leurs fêtes, ils procèdent au sacrifice d’un agneau sur cette même montagne Guérizim.
Isaac ben Zvi donne des informations sur l’établissement de ces communautés qui sont toujours dans l’orbite proche orientale.
Il évalue le nombre de samaritains vivant en Israël à quelques centaines. Pour le reste, la rubrique est plutôt courte et ne contient pas d’informations rares.
Je ne trouve pas meilleure façon de rendre hommage à Isaac ben Zvi que de citer sa propre conclusion à la fin du chapitre II – Le judaïsme oriental, la renaissance d’Israël – intitulée : « Il aurait manqué quelque chose à l’étude que nous avons entreprise si elle n’avait été poursuivie avec compréhension et avec amour » (p58). (Suite et fin)
Maurice-Ruben Hayoun, né le 21 septembre 1950 à Agadir, est un philosophe (spécialisé dans la philosophie juive), exégète et historien français.
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