La France saisit la Cour internationale de Justice contre l’Iran 

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La France saisit la Cour internationale de Justice contre l’Iran : anatomie d’une « plainte »

Quel est l’objet de la « plainte » déposée par la France ?

Dans un entretien télévisé du 16 mai dernier, le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot annonçait : « aujourd’huije dépose plainte devant la Cour internationale de Justice contre l’Iran pour violation […] de son obligation de donner droit à la protection consulaire ». Est en cause le traitement par l’Iran de Cécile Kohler et Jacques Paris, arrêtés pour espionnage en mai 2022 alors que ce couple d’enseignants effectuait un voyage touristique en Iran. Le ministre affirme que les deux Français sont des « otages » détenus dans « des conditions indignes, qui sont assimilables à de la torture », et « sont privés de ce qu’on appelle les visites consulaires […] ». 

Le terme, à connotation pénale, de « plainte », amplement repris par la presse (par exemple Le Monde), présente le mérite à la fois d’être évocateur pour le grand public et d’ajouter une dimension dramatique au propos. En bonne terminologie juridique, celle déterminée par l’article 40 du Statut de la Cour internationale de Justice (CIJ)  et retenue par le Quai d’Orsay sur son site internet, c’est néanmoins d’une requête introductive d’instance qu’il faut parler. La requête de la France contre l’Iran, en libre accès sur le site de la CIJ, a été déposée au Greffe de la Cour, le 16 mai 2025, par le directeur des affaires juridiques du ministère, Diégo Colas, désigné agent de la République française dans cette affaire.

La France reproche à l’Iran de manquer à la Convention de Vienne de 1963 sur les relations consulaires. Dans une fameuse affaire (dite des Otages à Téhéran) concernant déjà la République islamique d’Iran, la Cour avait précisé que les fonctions consulaires « comprennent l’assistance aux ressortissants, leur protection et la sauvegarde de leurs intérêts » et qu’elles  « visent précisément à permettre à l’Etat d’envoi de veiller, par l’intermédiaire de ses consulats, à ce que ses ressortissants se voient accorder le traitement auquel ils ont droit […] comme étrangers sur le territoire de l’Etat d’accueil » (ordonnance du 15 décembre 1979, § 19).

La France fait valoir que l’Iran a violé ses obligations découlant de l’article 36 de la Convention, en lui notifiant la détention de Cécile Kohler et Jacques Paris plus de deux mois après leur arrestation alors que l’avertissement doit se faire « sans retard » ; en ne permettant pas une liberté de communication entre la France et ses ressortissants détenus ; en entravant le droit de visite consulaire (seules quatre courtes visites ont pu être effectuées en trois ans, ce dans des conditions très restrictives) ; en ne permettant pas à la France de pourvoir à leur représentation en justice.

La Cour ne pouvant exercer sa juridiction que sur la base du consentement des Etats en litige, la France se fonde sur le Protocole de signature facultative concernant le règlement obligatoire des différends qui accompagne la Convention de Vienne, auquel l’Iran et la France sont parties et dont l’article premier retient la compétence obligatoire de la CIJ pour les différends nés de la Convention. Cette base de compétence a pour effet que le différend se trouve cantonné aux seules questions consulaires, à l’exclusion d’éventuels manquements de l’Iran à des obligations internationales extérieures à la Convention de 1963. La Cour ne pourra donc pas se prononcer directement sur le respect par l’Iran de l’interdiction de la torture, par exemple.

Dans un passé récent, la CIJ a connu plusieurs différends interétatiques sur la base de ces instruments, au sujet de personnes condamnées à la peine capitale sans avoir pu bénéficier de leurs droits consulaires. Dans les affaires LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis), Avena (Mexique c. Etats-Unis), et Jadhav (Inde c. Pakistan), auxquelles la France se réfère dans sa requête, la Cour a conclu à chaque fois à des manquements de la part de l’Etat d’accueil. La présente affaire, inscrite au rôle de la Cour sous le nom Kohler et Paris (France c. République islamique d’Iran), se présente sous un jour un peu différent. D’une part, les ressortissants français n’ont pas encore été jugés, et d’autre part, ils ont pu bénéficier d’une certaine assistance consulaire – que la France considère comme étant très en deçà des exigences de l’article 36 de la Convention de Vienne. L’interprétation que la Cour donnera de cette disposition aura vraisemblablement une portée qui intéressera l’ensemble des Etats de la planète, tant le droit consulaire est pour eux une pratique du quotidien.

Y a-t-il une « instrumentalisation » de la justice internationale par la France ?

L’Iran a présenté la requête de la France comme « une forme d’instrumentalisation d’une institution juridique et judiciaire ».Si, par ces termes, l’Iran veut viser un recours abusif au détriment de la bonne administration de la justice internationale, la critique tombe à l’eau. La requête montre de manière évidente que la question du respect par l’Iran de ses obligations consulaires n’est pas vaine.

Cela étant, il ne fait pas mystère que cette requête poursuit une finalité qui ne se borne pas à obtenir de l’Iran un comportement conforme à la Convention de 1963. « Le Quai » l’assume en reconnaissant sur son site internet que son initiative auprès de la CIJ « s’inscrit plus largement dans les efforts déployés par l’État français pour obtenir la libération immédiate et sans conditions de nos deux compatriotes ». La France entend ainsi « répondre par le droit » à « la diplomatie des otages », selon les propos à la presse de Diégo Colas.

La médiatisation par la France du dépôt de la requête (déclaration télévisée du ministre, échange du directeur des affaires juridiques avec les médias), qui constitue en soi un cas d’étude susceptible d’alimenter les réflexions sur la communication médiatique des Etats en matière de droit international, participe de la pression diplomatico-juridique exercée sur l’Iran.

Incidemment, la démarche de la France est aussi l’occasion de montrer son engagement en faveur du droit international et de la Cour qui en est l’organe, à un moment charnière où le système multilatéral post-1945 connaît une crise existentielle et l’idée même d’un monde régi par le droit plutôt que par la raison du plus fort subit les coups de boutoir de certains Etats parmi les plus puissants.

Non sans paradoxe, le rôle de la Cour n’a jamais été aussi chargé, avec 24 affaires pendantes et deux procédures consultatives en cours. C’est que les Etats hésitent de moins en moins à « combattre par le droit » devant la CIJ, au point que le mot-valise « lawfare » (contractant law et warfare) est souvent employé, soit pour décrire et analyser le phénomène, soit pour tenter de décrédibiliser les recours intentés (ce qui rejoint alors la critique de « l’instrumentalisation » de la CIJ).

Toujours est-il qu’en mobilisant le droit des relations consulaires pour mettre en cause, sur la place publique, la « politique d’otages » de l’Iran, la France fait bien un usage stratégique du droit international.

On notera au passage que si la France apparaît souvent devant la Cour, que ce soit en tant qu’Etat défendeur (dernièrement dans l’affaire, introduite par la Guinée équatoriale, de la Demande concernant la restitution de biens confisqués dans le cadre de procédures pénales), en tant qu’Etat intervenant dans des procédures contentieuses (par exemple la procédure opposant l’Ukraine à la Russie sur la base de la convention sur le génocide), ou en tant qu’Etat présentant des observations dans le cadre de procédures consultatives (par exemple s’agissant des Obligations des Etats en matière de changement climatique), il est devenu exceptionnel qu’elle soit elle-même Etat demandeur. Depuis en effet plus de 60 ans, la France n’avait pas initié de procédure devant la Cour mondiale, alors qu’entre 1920 et 1960, elle hésitait moins à recourir à ses éminents services judiciaires, que ce soit par requête unilatérale (le dernier exemple en date remonte à la requête de 1959 contre le Liban dans l’affaire Compagnie du port, des quais et des entrepôts de Beyrouth et Société Radio-Orient) ou par voie de compromis (dernier exemple en date : l’affaire des Emprunts norvégiens introduite en 1955).

L’Iran lui-même ne rechigne pas à déployer des stratégies judiciaires internationales consistant à contester devant la CIJ  les sanctions et autres mesures défavorables dont il est l’objet de la part des Etats-Unis d’Amérique ou du Canada, ou encore pour faire obstacle à sa mise en cause dans la destruction en 2020 du vol PS752 d’Ukraine International Airlines.

Quelles sont les suites prévisibles de l’affaire?

Au plan judiciaire, une procédure contradictoire écrite puis orale entre les deux Etats sera conduite par la Cour. L’Iran pourrait soulever des exceptions préliminaires, consistant à contester la compétence de la Cour ou la recevabilité de la requête française – en arguant, par exemple, que la protection consulaire ne constitue pas l’objet du différend entre les deux Etats. Si les chances de succès d’une telle initiative semblent à première vue minces, elle aurait pour effet de retarder le rendu d’un arrêt au fond. De plus, la France n’a pas accompagné sa requête d’une demande en indication de mesures conservatoires (l’équivalent en droit international d’un « référé »), mais elle pourrait à tout moment le faire, notamment si les conditions d’urgence et de risque de préjudice irréparable devaient se matérialiser.

S’agissant du fond du litige, même si l’Iran soutiendra qu’il a satisfait à toutes ses obligations, notamment en accordant plusieurs visites consulaires, il n’est pas du tout improbable que la Cour suive les conclusions de la France tendant à constater que l’article 36 de la Convention a bel et bien été violé. La Cour se prononcera alors sur les obligations secondaires de l’Iran, qui consistent principalement, selon le droit de la responsabilité internationale, en la cessation du fait illicite et des mesures de réparation. Il appartiendra à la France de convaincre la Cour qu’à ce titre l’Iran doit libérer ses deux ressortissants, ce qui n’est pas acquis au strict regard du droit des relations consulaires. La France serait aussi fondée à obtenir, pour l’avenir, des garanties de non-répétition de l’illicite de la part de l’Iran.

Cependant, il n’est pas certain que l’affaire arrive à son terme judiciaire. La France devrait en effet privilégier la libération de ses ressortissants à l’obtention d’un arrêt lui donnant raison. Un règlement diplomatique négocié avec l’Iran impliquant un retrait de sa requête par la France pourrait intervenir, ce qui conduirait la Cour à radier l’affaire de son rôle – à l’image du sort réservé à la dernière requête en date de la France devant la CIJ, en 1959.

Une telle issue n’est certes pas dans l’air du temps si l’on se fie à la nouvelle passe d’armes diplomatique entre les deux Etats, après que le réalisateur iranien Jafar Panahi a remporté la Palme d’Or du 78e Festival de Cannes pour son film « Un simple accident ». Néanmoins, le temps judiciaire est long – la Cour ne devrait pas rendre son arrêt sur le fond de l’affaire avant 2027, voire 2029 si des exceptions préliminaires sont soulevées. Il faut espérer que d’ici là Cécile Kohler et Jacques Paris auront été relâchés. Alors la « plainte » française devant la CIJ n’aura peut-être été qu’« un simple accident » dans le règlement d’un différend plus global.

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