Dans les supermarchés, de la musique. Au restaurant, de la musique. À la banque, de la musique. «C’est horrible, il est impossible d’en réchapper», assure Nigel Rodgers d’un ton aussi bonhomme que son accent est anglais. Le Britannique en a tellement eu assez de se coltiner des tubes non désirés toute la journée qu’il a lancé Pipedown, un mouvement visant à sucrer la musique des lieux accueillant du public.
«Nous ne sommes pas faits pour vivre continuellement dans le stress. À long terme, cela augmente la pression artérielle, cause des soucis aux gens qui ont des problèmes de presbyacousie, des acouphènes, mais également aux personnes autistes», assure celui qui a œuvré à faire en sorte que l’aéroport de Gatwick, l’enseigne Marks & Spencer ou les librairies Waterstones tournent le bouton sur «off» pour supprimer la «muzak».
Il ne s’agit pas d’une faute de frappe, mais tout simplement d’un mot-valise américain, entre music et kodak. Outre-Atlantique, ce mot est synonyme de «musique d’ascenseur», «musique de supérette», «musique d’aéroport» ou «musique fonctionnelle». C’est surtout le nom d’une société qui a beaucoup œuvré à ce que vous achetiez, aujourd’hui, une botte de poireaux en fredonnant les paroles de «Mambo N°5»: Muzak Inc.
Un brillant militaire derrière
Cette entreprise a été baptisée Muzak la même année que son fondateur est décédé d’une pneumonie, en 1934. Auparavant, la vie de George Owen Squier avait été riche. Major général dans l’armée américaine, il fut le premier passager militaire de l’histoire de l’aviation à bord du Wright Brothers Flyer, et on pourrait être tenté de la qualifier de brillant. «Il est connu pour être l’inventeur du multiplexage par opérateur téléphonique», confirme Nic Vigilante, doctorant en musique et en «sound studies» à l’Université Cornell (États-Unis).
«Squier a contribué à l’avènement du “village global” en créant un système de connexion capable de rapprocher de vastes zones d’espace et de temps jusque-là isolées géographiquement. Cette même technologie est à l’origine des lignes téléphoniques à fibre optique d’aujourd’hui et de plus de 500 chaînes de télévision par câble», écrit Joseph Lanza, auteur du livre Elevator Music – A Surreal History of Muzak, Easy-Listening, and Other Moodsong (University of Michigan Press).
«Jusqu’à l’invention de Squier, poursuit-il, les lignes téléphoniques existantes ne pouvaient transmettre qu’une seule conversation par paire de fils. AT&T [fournisseur de services téléphoniques américain, ndlr] a obtenu les brevets de Squier et a rapidement inauguré la révolution électronique que Marshall McLuhan décrira plus tard dans La Galaxie Gutenberg comme “un espace unique et restreint résonnant de tambours tribaux”.»
Squier poursuit ses recherches de son côté et celles-ci débouchent sur la création de la société Wired Radio. Le but? «Diffuser de la musique en utilisant les lignes téléphoniques plutôt que les ondes radio, nous explique le chercheur Nic Vigilante. Bien que Squier soit crédité de l’invention de cette technologie, la pratique réelle consistant à diffuser de la musique dans les foyers des clients à l’aide de cette technologie ne commencera qu’après sa mort.» En 1934, donc, après que la marque a, d’ailleurs, été renommée Muzak. Soit dix-sept ans après Erik Satie, le père de la musique ambiante et sa «musique d’ameublement».
Son propre studio
Les premières expérimentations ont lieu au sein de quelques foyers d’Ampere (New Jersey), de Staten Island (New York) ou de Cleveland (Ohio). Dans cette dernière ville, les abonnés ont le choix entre trois chaînes «proposant des informations et de la musique pour danser contre seulement 1,50 dollar par mois», précise Joseph Lanza. Avec en prime, au départ, de multiples interférences et une concurrence féroce de la bande AM.
Deux ans plus tard, l’entreprise quitte Cleveland pour New York et crée son propre studio d’enregistrement. «À l’époque, la musique disponible à l’achat n’était pas autorisée à être diffusée», est-il écrit sur le site de Mood Media, nom de l’entreprise qui a racheté la marque Muzak. On y reviendra.
Alors, Muzak Inc. engage notamment Benjamin Bernard Selvin (connu pour «Dardanella») en tant que programmateur musical. À Manhattan, il enregistre des morceaux dans des styles aussi variés que le «swing, le fox-trot, les musiques de films, les opéras, le gospel, le cubain, l’hawaïen, la salsa, la polka, le barbershop, le classique, le ragtime et même les premières versions de musique country», liste encore Mood Media, qui affirme que la librairie compta jusqu’à 7.500 titres.
Le réseau est ensuite étendu aux épiceries, aux restaurants et aux hôtels, qui diffusent la musique sur leur phonographe. Mais l’entreprise se développe surtout à partir de 1938, sous l’égide de deux hommes. D’abord, un publicitaire du nom de William Burnett Benton, à l’époque vice-président de l’Université de Chicago. Ce dernier a l’idée de diffuser de la muzak dans d’autres types d’entreprises (et dans les hôpitaux). En 1939, selon Newsweek, au moins 360 entreprises s’étaient offert les services de la marque. Et le deuxième conflit mondial l’aide à se développer.
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