Dissuasion nucléaire : « Intérêts vitaux », « tir d’ultime avertissement »… Qu’est-ce que la doctrine française ?

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En réponse à l’accord donné aux Ukrainiens par les Etats-Unis, d’utiliser des missiles ATACMS jusque sur le territoire Russe, le Kremlin a à nouveau brandi la menace nucléaire. Et fait évoluer sa doctrine. L’occasion de demander à Yannick Pincé, docteur en histoire contemporaine, chercheur associé au Ciens (Centre interdisciplinaire sur les enjeux stratégiques), qui a soutenu une thèse sur le « consensus » nucléaire fançais, sur quels piliers repose la doctrine française.

Faut-il s’inquiéter de l’évolution de la doctrine russe ?

C’est un message qui s’adresse surtout aux Occidentaux, pour que l’on fasse preuve de retenue. La doctrine russe évoque désormais un élargissement du recours au nucléaire, en faisant référence notamment à des attaques massives aériennes sous forme de missiles à destination de la Russie. C’est une évolution mais cela reste flou, tout comme l’était déjà la formulation précédente, qui parlait de « menace existentielle » contre l’Etat Russe. On peut mettre ce que l’on veut dedans. C’est le propre d’une doctrine : elle doit rester suffisamment floue, et il ne faut jamais donner de ligne rouge claire, parce que si vous dites à votre adversaire quelle est votre limite, c’est une invitation à ce qu’il s’avance jusqu’à cette limite…

Vous dites que le propre d’une doctrine est qu’elle doit rester floue, c’est le cas aussi en France ?

Oui. La doctrine française évoque aussi les « intérêts vitaux », et ceux-ci ne sont pas définis. C’est ce qui fait le flou stratégique, c’est-à-dire que cela reste à la libre appréciation du président de la République. Ce terme de flou a toujours été utilisé dans la doctrine française, formulée dans les Livres blancs, ou via les discours des présidents. Notre actuelle doctrine repose sur le discours d’Emmanuel Macron à l’Ecole de Guerre en février 2020.

Est-ce que cette doctrine a beaucoup évolué ?

Elle a évolué depuis la fin de la guerre froide. Nous avons abandonné le nucléaire tactique, mais nous avons conservé l’idée d’un tir d’ultime avertissement. Emmanuel Macron a parlé précisément « d’avertissement unique et non renouvelable » [en cas de menace], qu’il ne caractérise pas. Il s’agirait d’un tir unique, délivré soit par Rafale, soit par un SNLE (sous-marin nucléaire lanceur d’engins), sachant que l’on peut moduler le nombre de têtes nucléaires dans les missiles M51 des SNLE. Il y a généralement dix têtes nucléaires dans chacun des seize missiles, mais probablement qu’il y en a un avec une seule tête nucléaire, dédié à ce tir d’ultime avertissement.

Sur quelle cible s’effectuerait ce tir ?

Cela peut être en mer, dans le désert, ou encore une cible militaire isolée pour envoyer un message plus fort. La doctrine évoque aussi des centres de pouvoir. Mais pas de villes. On s’est posé la question à un moment de faire un tir dans l’atmosphère pour enclencher une impulsion électromagnétique, mais cela a été a priori abandonné.

Quelle est la puissance de ces têtes nucléaires ?

Officiellement on ne connaît pas la puissance des armes nucléaires, mais nous avons des estimations. Les missiles stratégiques ASMPA portés par les Rafale porteraient des têtes thermonucléaires de 300 kilotonnes (l’équivalent de 300.000 tonnes de TNT), et chaque tête de M51 serait aux alentours de 100 kilotonnes, sachant donc qu’il y en a dix par missile. Hiroshima et Nagasaki, c’était une puissance de 15 kilotonnes. C’est considérable, et il ne faut donc pas négliger les 290 armes nucléaires de la France.

On s’interroge pourtant, parfois, sur la réelle crédibilité de la France ?

Après la fin des essais nucléaires en 1995, la France a entamé une démarche de désarmement nucléaire, et nous avons retiré une de nos trois composantes, en supprimant nos missiles du plateau d’Albion [il a accueilli de 1971 à 1996 la base de lancement des missiles nucléaires sol-sol.] Nous avons également arrêté la fabrication de matière fissile, et réduit nos têtes, de 500 à 290. Ce qu’ont fait aussi les Etats-Unis et la Russie, sachant que celle-ci était montée à plus de 30.000 têtes nucléaires à un moment (contre environ 6.000 aujourd’hui). Cela dit, nous avons quand même conservé deux composantes (océanique et aérienne), ce qui est plus crédible que ce qu’ont les Britanniques, qui ne disposent que de la composante océanique. Les quatre SNLE sont basés à l’Ile-Longue [dans la rade de Brest], et les têtes nucléaires sont stockées à proximité dans la presqu’île de Crozon. Les Forces aériennes stratégiques opèrent principalement depuis trois bases aériennes à vocation nucléaire [à Saint-Dizier (Haute-Marne) où est positionné l’escadron de chasse, Istres (Bouches-du-Rhône) et Avord (Cher)]. La dissuasion française repose désormais sur le principe de la stricte suffisance, c’est-à-dire que l’on s’interdit de détenir plus d’armes nucléaires que nécessaire, partant du principe qu’il ne sert à rien d’être en capacité de détruire plusieurs fois son adversaire…

En revanche, il est important d’avoir la capacité de saturer l’espace aérien, pour être certain qu’au moins une de ces armes pourra franchir les défenses ennemies ?

Les défenses antimissiles ne sont pas si puissantes que cela, et quelques-uns passeraient nécessairement, sachant que nos missiles deviennent de plus en plus performants. C’est pourquoi on estime que ce stock de 290 armes nucléaires est suffisant. Cette posture est aussi une façon de se placer comme une nation qui ne voit pas son arme nucléaire comme agressive, mais défensive.

Cette posture est-elle toujours adaptée au contexte international ?

Le problème que l’on peut pointer, est que nous avons surtout des armes nucléaires très puissantes, quand les Russes disposent dans leur arsenal d’armes nucléaires tactiques, d’une puissance de quelques kilotonnes, qui peuvent être lancées à faible distance. lls en ont par exemple installé en Biélorussie. Cela peut être un problème de crédibilité de menacer de riposter à un tir d’arme tactique, avec une arme de 300 kilotonnes. L’utilité de posséder un arsenal large est de présenter à l’adversaire toute une diversité de réponses, graduées. Certes, l’objectif d’un arsenal nucléaire est d’éviter que l’adversaire ne tire, mais on s’interdit en France de penser à l’échec de la dissuasion. A l’inverse, les défenseurs de cette posture avancent que prévoir des barreaux intermédiaires, c’est rendre le nucléaire moins effrayant, et rendre possible la guerre.

Quelle est la portée de ces missiles ?

Pour les missiles de SNLE, on se situe dans la dizaine de milliers de kilomètres. Mais le SNLE, quand il part en patrouille en mer, se dilue dans l’océan dans des zones qui lui permettent d’être en capacité de tirer et de toucher tout compétiteur éventuel.

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Concrètement, que se passerait-il en France, si demain une arme nucléaire visait un pays de l’Union européenne ?

Si une arme nucléaire explose, on entre dans un nouveau monde. Les questions de droit international s’en retrouveraient complètement bouleversées. Cela dit, nous avons des engagements avec nos alliés, comme l’article 5 de l’Otan qui mentionne que si un de nos alliés est attaqué – arme nucléaire ou pas – cela est considéré comme une agression contre tous, même si en réalité cet article reste très prudent quant à la réponse à donner. L’article 42-7 de l’Union européenne est plus engageant, il nous oblige strictement à une défense de nos alliés. Mais pas forcément via une riposte nucléaire. Toutefois, si la Russie s’attaque à un pays balte, elle s’attaque à un allié d’une puissance nucléaire, donc cela rentre dans le calcul. Au final, c’est une décision qui reviendrait de toute façon au président de la République.

C’est lui qui appuie sur le bouton ?

Il n’y a sans doute pas de bouton, mais oui c’est le décisionnaire final. Dans le cadre d’un tir unique, il y aurait d’abord la réunion d’un conseil de défense, où l’ordre d’engagement serait pris et vérifié par son chef d’Etat-major. Ensuite, un réseau d’antennes situé dans le centre de la France permet d’atteindre le SNLE pour lui délivrer le message, et si ce réseau était détruit, il existe un système d’ultime recours, sous forme de ballon, lui-même équipé d’antennes, qui serait lâché pour émettre.

Est-ce qu’une défense européenne nucléaire aurait du sens ?

On entrerait dans une mécanique très compliquée. On ne peut pas imaginer une décision qui serait prise à 27. La dissuasion nucléaire française a cependant toujours eu une vocation européenne.

On sent que la France a d’ailleurs une volonté de communiquer depuis quelques mois autour de sa dissuasion ?

La communication a toujours existé en matière de dissuasion, c’est nécessaire de révéler une partie de nos intentions. Il y a parfois des consignes pour sortir des avions au moment où un satellite d’une puissante concurrente passe au-dessus de notre territoire.

Qu’est-ce qui avait poussé de Gaulle à doter la France de l’arme nucléaire ?

Il ne faut pas limiter le choix de l’arme nucléaire pour la France à de Gaulle. La quatrième République a développé à bas bruit un programme nucléaire, sous Mendès France en 1954, puis Guy Mollet en 1956. Mais il est vrai que le premier essai nucléaire a lieu sous de Gaulle en 1960, et c’est lui qui accélère ce programme, car il est persuadé que la protection américaine va s’évanouir. D’une certaine façon, les récents discours de Donald Trump lui donnent raison, soixante ans après…

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