À Aurora, Colorado
Donald Trump aime parler. Donald Trump aime parler de beaucoup de choses. Et ces derniers temps, Donald Trump aime parler de la ville d’Aurora, en banlieue de Denver. Une « bourgade » de 400.000 habitants connue pour être un refuge pour de nombreux immigrés. Un peu plus de la moitié de la population y est blanche, environ 30 % est hispanique, et 17 % afro-américaine. Une diversité légèrement plus faible que la moyenne nationale, mais qui dénote parmi les banlieues américaines, traditionnellement blanches. Ce lieu, le candidat républicain le dépeint comme une « ville infestée de gangs et de crimes violents », faisant un lien direct entre la criminalité locale et l’immigration. Selon lui, les autorités d’Aurora sont « incapables de contrôler le chaos » causé par les gangs vénézuéliens.
Il en avait fait la promesse lors du débat face à Kamala Harris en septembre, et il l’a tenue : la semaine dernière, Donald Trump était donc en meeting à Aurora. Et s’il est élu, il promet de lancer l’« opération Aurora » dès janvier 2025. Comprendre une déportation massive depuis la ville la plus diverse du Colorado, et l’une des plus cosmopolites du pays. Mais pourquoi Aurora ? 20 Minutes était sur place.
Le mythe des gangs vénézuéliens
Tout a commencé en août dernier, lorsqu’une conseillère municipale d’Aurora, Danielle Jurinski, diffuse une vidéo devenue virale. Les images montrent des hommes armés forçant l’entrée d’un appartement de la ville. D’après l’élue, ils appartiennent à un gang vénézuélien. Le maire républicain, Mike Coffman, dément rapidement, jugeant ces inquiétudes « exagérées », mais la rumeur enfle et alimente depuis les discours de campagne de Donald Trump.
Contactée par 20 Minutes, la porte-parole de la ville, Kim Stuart, insiste : « Aurora est un lieu sûr pour vivre, travailler et à visiter. » Et de souligner la diminution de plus de 17 % de la criminalité depuis 2023. Le travail de la police locale a notamment mené à l’arrestation de dix hommes liés au gang Tren de Aragua, organisation criminelle originaire du Venezuela qui compte plus de 5.000 membres. Le groupe suit les flux migratoires vénézuéliens : il s’est étendu à plusieurs pays d’Amérique latine et aux États-Unis.
Mais alors, pourquoi un tel coup de projecteur sur Aurora ? Direction le meeting de Donald Trump pour le savoir. A peine arrivés, l’ambiance est électrique : deux visions de l’Amérique s’affrontent sur le boulevard. D’un côté, ceux venus assister à la grand’messe trumpiste ; de l’autre, ceux venus partager « leur vérité » sur la vie à Aurora. Tous ont en commun la méfiance vis-à-vis des médias étrangers, mais certains acceptent de parler. C’est le cas de Deena, qui habite Aurora depuis vingt-six ans. La quinquagénaire, équipée d’un éventail arc-en-ciel estampillé « Fuck Trump », n’est affiliée à aucun parti politique. Mais son avis est tranché : Danielle Jurinski, une « raciste », a « monté de toutes pièces une histoire de gangs vénézuéliens ». Une fausse rumeur relayée par Fox News qui, selon elle, a attiré l’attention de Trump. Et de ses partisans.
Une marée de casquettes rouges « MAGA »
Car ce meeting organisé en quelques jours à peine a attiré une foule impressionnante : les 10.000 billets disponibles sont partis en un éclair. Et voilà les rues d’ordinaire pas vraiment piétonnes de ce coin de la ville prises d’assaut par une marée de casquettes rouges « MAGA ». D’où viennent-ils ? A priori pas d’Aurora, comme en témoigne Jake, présent depuis 8 heures du matin avec son tee-shirt estampillé « Fight ! Fight ! Fight ! », hommage au poing levé de Donald Trump après sa tentative d’assassinat. Jake débarque du Wyoming voisin : « Je suis venu avec ma femme et nos deux fils. Mes beaux-parents sont venus depuis le Kansas, et mon frère du Nouveau-Mexique. »
Des coups de klaxon retentissent, suivis d’insultes – « Idiots ! ». Des automobilistes s’en prennent aux habitants venus protester de l’autre côté du boulevard. Parmi eux, Mary*. Avec une certaine amertume, cette jeune retraitée qui vit là depuis plus de quarante ans observe la foule : « Ce rassemblement ne représente pas notre ville. Ici, il n’y a que des blancs. Je suis prête à parier qu’ils ne viennent pas d’Aurora. »
Monté sur scène avec environ 45 minutes de retard, Donald Trump est accueilli par une foule en délire. Tous n’ont pas pu entrer, mais crient à l’unission « USA ! USA ! USA ! ». Placé entre deux énormes copies de mugshots de membres de gangs arrêtés, le candidat dévoile son plan pour éliminer ceux qu’il appelle les « envahisseurs ». « Le 5 novembre sera le jour de la libération d’Aurora, clame-t-il. Encore un peu de patience, je vais m’en occuper ».
« Dans notre rue, il y plus de sept nationalités »
Contactée par téléphone, Anaïs avoue bien volontiers avoir découvert la polémique des gangs dans les discours de Trump. « Tout ceci est ridicule !, juge cette mère de famille française qui vit sur place depuis quatre ans. Aurora est multiculturelle. Dans notre rue, il y a plus de sept nationalités différentes, et la cohabitation se passe très bien. »
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Certains habitants reconnaissent des défis dans certains quartiers. Jason travaille dans un hôpital d’Aurora et a vécu une expérience traumatisante. En plein jour, dans un bus en rentrant du travail, il a été racketté par trois adolescents armés et cagoulés. C’était il y a seulement quelques semaines, et il a décidé de déménager à Denver, où il se sent plus en sécurité. « Je fais des livraisons dans les quartiers en question, répond le charcutier Christophe, lui aussi Français. Je ne rêve pas nécessairement d’y vivre, mais je n’ai pas peur d’y aller servir mes clients. Aurora n’est pas moins sûre que n’importe quelle autre grande ville ! ».
Dans l’océan des supporters de Trump, un homme portant un polo rouge attire notre regard. La couleur n’a rien d’étonnant, c’est celle des « uniformes » non officiels du clan républicain. Mais la surprise est grande en découvrant son panneau. Il y a inscrit « Enough lies » (« Assez de mensonges »). Cet homme, c’est John*, ancien militaire et résident d’Aurora. Il estime que la criminalité ne peut être réduite sans discuter de ses causes profondes, souvent liées aux inégalités sociales. « La politique devrait être un reflet de la diversité de notre communauté, mais les discours de Trump divisent plus qu’ils ne rassemblent ».
« Ce sont les immigrés qui ont construit la ville »
Tout à coup, la police coupe la circulation. Pas pour le passage de l’ex-président, mais pour une petite fille qui vient de récolter un écusson de sheriff dans le van des policiers venus sécuriser l’événement. Elle revient en courant vers sa maman Vivian*, qui vit à Aurora depuis huit ans. Cette dernière voulait lui montrer que « la haine n’a pas sa place dans leur vie. Ce que nous voyons ici n’est pas représentatif ».
En chemin pour se rafraîchir, Tina* rejoint la conversation. « Si vous allez manger à Aurora, allez à l’église, croisez un pompier ou un policier, vous verrez que c’est une ville pleine d’immigrés. Ce sont eux qui ont construit Aurora ». « Ni démocrate, ni républicaine », elle s’est organisée avec ses amies pour venir protester à l’entrée du meeting. « C’est d’ailleurs grâce à cette diversité que nos restaurants sont parmi les meilleurs de la région ! ». Puis elle nous suggère un lieu : la Mango House. « Vous voulez comprendre Aurora et sa diversité ? Il faut absolument visiter ce lieu. C’est l’ADN d’Aurora »
Le symbole Mango House
Dix minutes de route et nous voici devant la fameuse Mango House, sur Colfax Avenue. Tina nous a prévenus : ici, on peut manger, mais ce n’est pas un restaurant. On y reçoit des soins, mais ce n’est pas un centre médical. Ce lieu, fondé par le docteur PJ Parmar, Canadien d’origine indienne au parcours singulier, est bien plus que cela.
En franchissant les portes d’entrée, c’est l’odeur qui accueille. Un mélange envoûtant d’épices provenant des cuisines somalienne, éthiopienne, népalaise et birmane se mêle à l’encens brûlant dans la boutique africaine de l’entrée. Puis le regard est attiré par le ciel coloré formé par des centaines de drapeaux suspendus.
La foule n’est pas comparable à celle du rallye de Donald Trump, mais il y a du monde. A l’arrière de la grande salle, des réfugiés accueillent les clients venus savourer des plats lointains et reconfortants. Près d’eux, des enfants jouent dans une aire aménagée, tandis qu’un coiffeur accueille ses clients, que la clinique reçoit ses patients, et que des boutiques proposent leurs articles venus d’ailleurs.
Mais Mango House ne se limite pas à ces services. C’est aussi un carrefour d’initiatives communautaires, des zones d’événements et d’expositions ainsi qu’un incubateur d’entreprises fondées par des réfugiés à qui on propose une adresse stable et un accès à des financements.
Joelle* est une habituée des lieux. Elle déjeune ici avec sa sœur et leurs enfants. Et quand on demande à la jeune femme originaire de Somalie ce qui rend la Mango House spéciale, elle n’hésite pas une seconde. « La culture est notre arme contre l’oppression, chaque événement est une célébration de qui nous sommes. Et un acte de défi. »
* les prénoms ont été modifiés
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