Il est le dernier rescapé de l’armée de l’an 2017. Fidèle à Emmanuel Macron depuis le début, Sébastien Lecornu a été de tous les combats (le Grand Débat), des campagnes laborieuses (celle de 2022) comme des coups de Trafalgar (la dissolution de 2024) . Ce trentenaire grand admirateur de Pierre Messmer cultive sa discrétion autant que son style, en décalage avec les codes de son temps. « J’habite une époque qui n’est pas la mienne », dit-il souvent. Un côté asynchrone qu’il a en partage avec le chef de l’État, avec qui il est capable de s’émerveiller, dans le salon Murat, à l’Élysée, de la charge symbolique et historique de la pièce.
Renommé dans un gouvernement Barnier droitisé et au sein duquel il connaît « à peu près tout le monde », il incarne la continuité de la politique de défense française dans un monde en guerre. « Il est le ministre de Macron », glisse l’un de ses interlocuteurs. Sous-entendu : la nouvelle donne à Matignon ne changera rien pour lui. Il reçoit Le Point à l’hôtel de Brienne, dans ce qui fut le bureau du général de Gaulle, à l’occasion de la sortie de son premier livre, Vers la guerre ? (Plon). Une mise en scène solennelle (drapeaux de rigueur, buste de l’ex-président derrière lui) assumée. Le « domaine réservé », les errances de la gauche, les drones, l’IA… L’élu de l’Eure n’élude aucun sujet.
Le Point : Rien ne paraît pouvoir stopper l’escalade au Moyen-Orient. Vous étiez ce mardi en Conseil de défense autour du président de la République, que peut faire la France dans ce contexte hautement inflammable ?
Sébastien Lecornu : Il faut d’abord savoir nommer les responsabilités derrière l’agenda d’insécurité et de déstabilisation dans la région : il est porté par Téhéran et ses proxys, qu’il s’agisse des frappes conduites par le Hezbollah à la frontière nord d’Israël depuis un an, des frappes des milices chiites en Irak contre la coalition internationale en charge de la lutte contre le terrorisme, ou des attaques contre le commerce maritime international par les Houthis en Mer Rouge.
La sécurité d’Israël n’est pas négociable et c’est pourquoi les moyens militaires français ont été mis en alerte le 1er octobre pour parer l’attaque iranienne. Il faut aussi appeler très clairement Israël à ses responsabilités en matière de respect du droit international et de protection des populations civiles. C’est pourquoi la France appelle au cessez-le-feu à Gaza et au Liban et continuera de mettre les moyens militaires dont elle dispose, notamment les 700 soldats français qui servent au Sud Liban sous mandat onusien, au service des efforts de désescalade et de respect des résolutions des Nations-Unies. J’ajoute que la sécurité du contingent français est une priorité absolue pour nous, la France en ayant déjà payé le prix fort avec la mort de 58 de ses militaires dans l’attentat du Drakkar en 1983. Enfin, des moyens militaires français sont employés pour acheminer de l’aide humanitaire et sanitaire pour les civils au Liban, comme nous l’avons déjà fait à Gaza.
La voix de la France porte moins dans la région…
C’est faux. La voix de la France est respectée, notamment parce que nous sommes engagés militairement dans la région. Nos 700 soldats de la Finul patrouillent toujours sur la ligne bleue [la frontière libano-israélienne, NDLR] dans des conditions difficiles. Très peu de pays disposent d’accès directs ou même d’ envoyés spéciaux, comme Jean-Yves Le Drian , capables d’être entendus aussi bien à Tel-Aviv qu’à Beyrouth. La France a aussi un canal direct avec Téhéran. On dit que nos messages de désescalade ne sont pas écoutés, mais je crois pouvoir dire que les Américains ont eux aussi parfois du mal à se faire entendre de certains…
La période dans laquelle nous sommes correspond à un nouveau moment de rupture stratégique, inédit depuis la fin de la guerre froide. Les menaces anciennes de type terrorisme n’ont pas disparu, tandis que la compétition entre grandes puissances a repris, y compris sous « voûte nucléaire ». Les sauts technologiques, la militarisation de l’espace et du numérique, la guerre informationnelle et l’exploitation des fragilités économiques permettent à des compétiteurs de mettre en oeuvre des menaces dont l’effet peut être gravissime. L’un des risques aujourd’hui pour la France est d’être défaite sans avoir été envahie.
Militarisation de l’espace, du numérique, guerre informationnelle… permettent à des compétiteurs de mettre en oeuvre des menaces dont l’effet peut être gravissime.
Quel est l’acteur ou le pays qui fait peser la menace la plus importante sur la France aujourd’hui ?
En plus des groupes terroristes, clairement, c’est la Fédération de Russie. Elle a changé de stratégie, même si beaucoup d’acteurs, y compris politiques, ont du mal à le comprendre. Elle est encore plus agressive qu’elle ne l’était en 2022 ou en 2023, et plus seulement contre nos intérêts en Afrique, mais y compris directement envers nos forces armées : des pilotes d’hélicoptère français ont fait l’objet de tentatives d’aveuglement, le contrôle aérien russe a menacé d’abattre une patrouille de Rafale français… Des pratiques qui avaient disparu depuis la fin de la guerre froide. La Russie mène aussi une guerre informationnelle. Elle a publié récemment une fausse liste de noms de soldats français prétendument morts au combat en Ukraine, pour tenter de faire croire que la France était partie au conflit. La Russie militarise des milieux nouveaux, comme les fonds marins ou le cyber. Imaginez demain des dizaines d’hôpitaux subissant des cyberattaques ou des capacités de piégeage aux abords de grands ports comme Le Havre ou Marseille…
Vous regrettez que les débats politiques sur les questions de défense ne soient pas toujours de grande qualité. Qui visez-vous ?
Ces questions sont souvent oubliées et font trop souvent les frais d’accords électoraux contre nature, comme avec le Nouveau Front populaire. Le Parti socialiste est historiquement attaché à l’Otan et à la dissuasion nucléaire. Les Verts sont pour l’Otan mais hostiles à la dissuasion. La France insoumise est, à l’inverse, fondamentalement contre l’Otan, floue sur la dissuasion nucléaire, floue sur le groupe aéronaval et sur la manière de lutter contre le terrorisme . À la différence du NFP, la coalition gouvernementale est cohérente sur ces sujets fondamentaux. Le NFP au pouvoir, sans même parler de la question du Proche-Orient, nous aurait affaiblis. Même si de grandes voix ont été courageuses – je pense à Bernard Cazeneuve -, voir le PS ne pas se détacher de La France insoumise est infiniment triste.
Le NFP au pouvoir, sans même parler de la question du Proche-Orient, nous aurait affaiblis.
Comment jugez-vous la relation entre la France et l’Otan ?
L’Alliance atlantique est un sujet de débat légitime mais aussi de division politicienne, instrumentalisée à des fins électorales par Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen, qui surfent chacun à leur manière sur un antiaméricanisme primaire. Mais il faut rétablir une vérité : le retour au sein du commandement intégré décidé par le président Sarkozy ne nous a pas ramenés à la situation avec laquelle le général de Gaulle avait rompu en 1966. Les troupes américaines ne sont pas revenues sur le territoire national, nous n’avons pas intégré le groupe des plans nucléaires de l’Otan, et nos forces restent toujours sous contrôle national. La France est membre fondateur de l’Otan, ses armées sont de gros contributeurs en termes de forces, d’avions, de bateaux, de soldats. Je considère qu’il est plus utile de se battre pour accroître notre influence et notre indépendance au sein de l’Otan que de polémiquer.
Concernant la dissuasion nucléaire, comment interprétez-vous la « dimension européenne » des intérêts vitaux de la France, telle qu’établie par le président de la République ?
Beaucoup d’opposants politiques ont fait un procès en trahison au président sur ce sujet et ont démontré leur manque de culture militaire, diplomatique et stratégique. Le général de Gaulle disait déjà en 1964 que « la France devait se sentir menacée dès que les territoires de l’Allemagne fédérale ou du Benelux seraient violés ». Jacques Chirac parlait de « communauté de destins, [d’]une imbrication croissante de nos intérêts vitaux ». Emmanuel Macron n’a pas apporté d’inflexion dans cette vision, mais il l’a dit d’une manière nouvelle, en y revenant à plusieurs reprises, ce qui est un signalement fort, rappelant que nos intérêts vitaux ne sont pas restreints au seul espace intérieur.
Ce réarmement massif sera à n’en pas douter un des faits majeurs du bilan des deux mandats d’Emmanuel Macron.
Compte tenu du déficit public, annoncé à plus de 6 % du PIB en 2024, ne craignez-vous pas que les montants alloués à votre loi de programmation militaire soient revus à la baisse ?
Le budget 2025 des armées sera plus important que celui de 2024. C’est acquis. Depuis mon arrivée à la tête du ministère des Armées, en 2022, les crédits annuels ont augmenté de près de 10 milliards d’euros. Combien de mes prédécesseurs peuvent en dire autant ? L’ambition de doubler en 2030 le budget de nos armées est intacte depuis 2017. Ce réarmement massif sera à n’en pas douter un des faits majeurs du bilan des deux mandats d’Emmanuel Macron. Dans le même temps, il faut être conscient que notre souveraineté passe aussi par la maîtrise de la dépense publique, et le ministère des Armées doit être irréprochable dans l’utilisation de l’argent du contribuable.
Vous reconnaissez que la France est à la traîne dans certains domaines. Lesquels ?
Je suis hanté par notre échec collectif sur les drones, qui date d’il y a dix ou quinze ans. Au lieu d’essayer de rattraper éternellement notre retard, j’ai décidé de sauter une génération technologique. En 2030, la France doit être à la pointe sur les différentes gammes de drones. Cette question passionne beaucoup le chef de l’État, qui me met une saine pression sur le sujet. [Sourire.]
Concernant l’IA, vous avez oeuvré au lancement de l’agence ministérielle pour l’intelligence artificielle de défense (Amiad), qui doit s’appuyer sur un mégacalculateur assez secret, le « plus grand d’Europe », selon vous. Vous pouvez nous en dire plus ?
J’ai créé une agence complètement internalisée, un petit arsenal avec les meilleures équipes et des programmes d’application disruptifs. Cette agence servira de locomotive pour le pays car on permettra à des entreprises civiles de venir se brancher sur ce supercalculateur, dont – vous me pardonnez – je ne divulguerai pas les caractéristiques à ce stade. Nous serons une des premières puissances au monde en matière d’IA militaire et, à coup sûr, la première d’Europe.
Michel Barnier a parlé de « domaine partagé » concernant la Défense et les Affaires étrangères. Qu’est-ce que ce changement d’ère implique pour vous ?
Ce nouveau gouvernement, original politiquement car ce n’est pas une cohabitation, n’a pas fait changer la Constitution. Certes, cette dernière instaure un domaine juridique partagé en termes de responsabilités. Mais il y a l’esprit qui domine depuis le général de Gaulle et que Jacques Chaban-Delmas a appelé en 1959 le « domaine réservé ». Le président de la République reste le seul chef des armées, il est le garant de l’intégrité du pays, et la responsabilité du gouvernement est donc de lui « devoir » un appareil militaire en état de bon fonctionnement. C’est une des leçons de la défaite de 1940 que le gaullisme militaire a consacrée dans la pratique. Le Code de la défense précise la même chose pour les forces nucléaires, dont l’engagement et la doctrine dépendent exclusivement du président, mais dont le gouvernement est responsable du bon état de fonctionnement et de l’intégrité devant lui, mais aussi devant le Parlement.
Nous serons une des premières puissances au monde en matière d’IA militaire et, à coup sûr, la première d’Europe.
Vous entrez dans votre huitième année comme ministre. C’est un record de longévité sous Emmanuel Macron !
Ma relation avec Emmanuel Macron s’est construite au fil du temps. Je suis fondamentalement loyal. Cette loyauté permet de créer la confiance, non seulement vis-à-vis de lui, mais aussi vis-à-vis de mes interlocuteurs dans ce ministère. Ensuite, à la différence peut-être de certains de mes semblables de ma génération en politique, j’ai une sobriété naturelle par mon caractère, je ne m’expose pas facilement. Je pense que, quand on n’a rien à dire, c’est bien de se taire. Communiquer tout le temps et être faible dans les actes ne permet pas d’être endurant sur le long terme. Enfin, mon engagement politique a été transformé par ce ministère unique. Je voulais fondamentalement être ici.
« Vers la guerre ? La France face au réarmement du monde », de Sébastien Lecornu (Plon, 288 p., 20 EUR). Son premier livre, à paraître le 10 octobre.
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