Lieu saint de l’islam, avec La Mecque et Médine, Jérusalem, et en particulier l’esplanade des Mosquées, où se trouvent le Dôme du Rocher et la mosquée al-Aqsa, cristallise les passions. Et incarne une cause fédératrice dans le monde musulman, pour les sunnites comme pour les chiites. A l’aube des années 2000, l’éditeur franco-syrien Farouk Mardam-Bey et son ami de longue date, l’écrivain palestinien Elias Sanbar, tous deux proches du leader palestinien Yasser Arafat, ont réuni dans un recueil des textes sur l’histoire de Jérusalem, et y esquissaient des pistes de résolution du statut de la ville. Le livre paraîtra dans la collection Sindbad d’Actes Sud, que Farouk Mardam-Bey dirige depuis 1994. A l’époque, ils éditent aussi tous deux la Revue d’Etudes Palestiniennes, qui a été publiée aux Editions de Minuit de 1981 à 2008, racontant tout un pan de l’histoire telle que vécue par les Palestiniens. Farouk Mardam-Bey est l’un des plus grands diffuseurs de la culture arabe en France, choisissant avec soin les auteurs qu’il traduit. Le dernier ouvrage de sa collection, paru en octobre, L’Etoile de la mer, de l’écrivain libanais Elias Khoury, a d’ailleurs pour thème le conflit israélo-palestinien. Pour L’Express, l’intellectuel revient sur la place de Jérusalem dans la psyché palestinienne et arabo-musulmane.
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L’Express : « Le hasard veut que le livre paraisse à un moment charnière du conflit israélo-arabe qui, selon que l’on traite ou non avec équité le dossier de Jérusalem, peut aller en s’apaisant, pour le plus grand bien des peuples du Proche-Orient, ou s’envenimer davantage » : c’est ce que vous écriviez à l’aube des années 2000. Vous souvenez-vous de votre sentiment à l’époque ?
Farouk Mardam-Bey : C’était après la deuxième Intifada [NDLR : déclenchée en septembre 2000 à la suite de la visite d’Ariel Sharon sur l’esplanade des Mosquées]. Depuis les accords d’Oslo en 1993 [signés à Washington entre Yasser Arafat et Yitzhak Rabin], les points les plus importants n’avaient pas été réglés : la question de Jérusalem, le droit au retour des réfugiés palestiniens, les colonies de peuplement, les frontières… Cela devait être traité plus tard, quand les négociations auront avancé, et elles n’avançaient pas. C’est pourquoi nous avons, Elias Sanbar et moi, pris l’initiative de publier deux livres, l’un sur Jérusalem et l’autre sur le droit au retour. Elias avait fait partie de l’équipe des négociateurs de Washington, à la suite de la conférence de Madrid en 1991. Notre objectif était à la fois de réunir les matériaux susceptibles de faire comprendre la centralité de ces questions et de montrer qu’elles ne sont pas insolubles. Il y a des solutions pratiques, rationnelles, et, en ce qui concerne Jérusalem, il faut d’abord faire la part des choses : le religieux et le sacré d’un côté, le politique de l’autre.
Vous écriviez, avec Elias Sanbar, dans l’introduction : « La puissance occupante prend le risque de doubler le conflit politique d’une guerre de civilisations. » On a le sentiment, surtout aujourd’hui, qu’à Jérusalem plus qu’ailleurs s’expriment les multiples dimensions du conflit.
Dans le conflit israélo-palestinien, israélo-arabe, se confrontent des sacrés qui sont par définition des absolus, c’est-à-dire qu’aucun sacré ne peut être considéré comme supérieur aux autres. Pour les juifs, le leur est le plus important, le seul à prendre en considération, ce que les musulmans et les chrétiens peuvent légitimement contester. Ce n’est pas à ce niveau-là, celui de la foi religieuse, qu’on peut régler le problème, mais par le recours au droit international, c’est-à-dire en s’entendant sur les modalités pratiques de mise en application des résolutions de l’ONU. A la fin de notre livre, l’historien palestinien Walid Khalidi propose une démarche qui ferait de Jérusalem la capitale de trois religions, mais surtout de deux peuples. La solution est fondée sur la démystification du concept de « réunification », proclamé au XXVIIe congrès sioniste en violation de la résolution 242 du Conseil de sécurité de l’ONU, et sur l’égalité des deux parties sur les plans politique et religieux. Ce qui implique que Jérusalem-Ouest pourrait être la capitale d’Israël, et Jérusalem-Est la capitale d’une Palestine indépendante, avec des arrangements concernant notamment la gestion des lieux saints.
“On ne peut décider pour les autres de ce qui est sacré ou non, et cela vaut pour les deux parties en conflit”
Mais la ville a beaucoup changé : est-ce que ce partage paraît encore possible ?
Depuis la conquête de Jérusalem-Est en juin 1967, les gouvernements israéliens successifs se sont employés par tous les moyens à la judaïser afin que Jérusalem « réunifiée » soit la capitale « éternelle » d’Israël et le « centre national, religieux, historique, du peuple juif ». Mais au nom de quoi les Palestiniens, les Arabes, les musulmans, et plus généralement la communauté internationale, devraient-ils légitimer le fait accompli ? Il faut se rendre à l’évidence : pas de paix au Proche-Orient sans la restitution par Israël des territoires occupés depuis 1967, et Jérusalem-Est en fait partie.
Vous affirmez à plusieurs reprises que c’est un non-sens d’essayer de faire de Jérusalem une ville centrée sur une seule ethnie, qu’elle est par essence cosmopolite.
Il s’agit d’une petite ville, mais surchargée d’histoire, et où se sont côtoyées des populations d’origines, de religions et de sectes différentes et souvent hostiles, ou du moins méfiantes, les unes par rapport aux autres. Selon le plan de partage de la Palestine, voté en novembre 1947 par l’Assemblée générale des Nations unies, Jérusalem et ses environs devaient être un corpus separatum administré par l’ONU, donc ne faisant partie ni de l’Etat juif ni de l’Etat arabe prévus par la résolution. Cela ne faisait pas particulièrement plaisir aux Arabes ni aux juifs, mais c’était une décision assez sage, destinée à calmer les ardeurs religieuses des uns et des autres. Je me permets de le répéter : il n’y a pas de solution durable, et aussi juste que possible, si l’on s’obstine à sacraliser la question de Jérusalem, et encore moins si l’on prétend à une prééminence religieuse juive, chrétienne ou musulmane.
Avez-vous le sentiment que les Israéliens ont tendance à minimiser l’importance de Jérusalem pour les musulmans ?
Oui, cette tentation existe. Côté israélien, on entend dire que dans le Coran, quand il est question de « la mosquée lointaine », cela ne peut être Al-Aqsa parce qu’elle n’existait pas encore, et qu’il s’agirait donc du temple juif. Mais celui-ci n’existait pas non plus, ayant été détruit par les Romains en l’an 70. De toute façon, à quoi servent les débats et les polémiques là-dessus ? Les musulmans considèrent unanimement Jérusalem comme ville sainte, la troisième avec La Mecque et Médine. Ils sont convaincus que le prophète Mahomet s’y est rendu en un miraculeux « voyage nocturne », en compagnie de l’archange Gabriel, et que c’est de là qu’il est monté au ciel jusqu’à atteindre le « Jujubier des Confins ». La ville est aussi, depuis sa conquête par le calife Omar en 636, liée à des événements majeurs de l’histoire des Arabes. La Coupole du Rocher est le premier et l’un des plus splendides chefs-d’œuvre de l’architecture islamique, et c’est lui qui la représente aux yeux du monde plus que tout autre monument. Les Croisés l’ont certes occupée en 1099, y perpétrant un épouvantable massacre contre les musulmans et les juifs, mais elle sera reconquise en 1187 par Saladin, auréolé de gloire depuis lors, et pas seulement par les musulmans. Bref, on ne peut décider pour les autres de ce qui est sacré ou non, et cela vaut pour les deux parties en conflit.
Cette ville revêt donc jusqu’à présent un rôle central non seulement pour les Palestiniens, mais aussi pour tout le monde arabo-musulman ?
Oui, et c’est un thème mobilisateur. A titre d’exemple, on entend régulièrement les chefs du Hamas évoquer avant toute chose les lieux saints musulmans en Palestine, et d’abord à Jérusalem. « Nous ne permettrons pas qu’ils soient profanés », disent-ils, depuis Gaza. Cela déchaîne les passions jusqu’au Bangladesh et leur attire une vive sympathie. Et n’oubliez pas que l’unité d’élite des Gardiens de la révolution islamique en Iran s’appelle sepah-e Qods (Force de Jérusalem) !
Jérusalem est-elle définitivement le problème le plus insoluble du conflit israélo-palestinien ?
Il existe toujours des solutions si on veut en trouver, mais qui en veut vraiment parmi les puissants de notre monde ? En plus, nous sommes en ce moment sur une pente extrêmement dangereuse. Tout ce qui se passe au Proche-Orient bénéficie aux forces les plus extrémistes, les plus réactionnaires. Trump peut redevenir président. Poutine est en mesure de l’emporter en Ukraine. La Chine gagne en puissance et en popularité. L’Union européenne est rongée aussi bien par sa politique économique ultralibérale que par la montée fulgurante en son sein du populisme d’extrême droite. Et on assiste à la marginalisation du monde arabe au bénéfice d’Israël d’un côté, et de l’Iran de l’autre, et, dans tous les pays arabes sans exception, la tendance générale est au maintien des régimes despotiques et prédateurs, un moment secoués par le soulèvement de 2011, puis par celui de 2019.
La dévastation par Israël de Gaza sous le prétexte d’éradiquer le Hamas, cette guerre sans merci qui se poursuit depuis plus de deux mois avec le soutien inconditionnel de l’administration américaine, ne va évidemment rien régler mais, au contraire, exacerber davantage les haines entre Arabes et Israéliens, entre musulmans et juifs. Nous sommes plus loin que jamais de toute solution tant soit peu équitable de la question palestinienne. Alors, Jérusalem ?
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