C’est une tétanie qui n’est pas neuve. La langue politique, telle que je l’ai partagée pendant des années, avait déjà commencé à déserter ma bouche pendant le confinement. Je n’ai pas honte d’avoir eu un avis sur tout. Je ne renie rien du feu, je ne renie rien de la véhémence, je ne renie rien de la canine apparente mais je constate que je ne parviens plus à excaver le verbe poétique pour dire l’injuste, en deux trois coups de pelles et de plume, comme auparavant.
Il y a désormais ce nœud acide logé sous le plexus, ce nœud qui me fait prendre les débuts de crises d’angoisse pour des débuts de crises cardiaques. Il y a cette impression, si je parle trop, trop vite, trop fort, d’ajouter ma part de bruit à l’inanité des discours ambiants, de jongler sottement avec des images déjà suintantes du chaos du monde.
Aujourd’hui, quand on me questionne sur l’actualité, mon corps se fige comme si on lui imposait de revenir sur ses pas en terrain miné. Ce silence, cette hésitation, ce repli dans la coquille me rendent suspecte, complice aux yeux de qui ne connaît pas les lacis de mon intériorité. Je suis paquet de questions face à la page blanche.
Comment utiliser le mot bombe, le mot claque, le mot insouciance de l’enfance quand ça barde à ce point partout ? Comment regarder dans le rétroviseur alors que tout est en train de péter devant nous ? Comment transmettre une espérance qui se barre de nos foyers comme un indomptable animal domestique ? Comment dire Mehdi, Palestine, sans-papiers, urgences psychiatriques, climat, Congo, féminicides, justice sociale, colonisation, guerre totale, inceste, dormir à la rue et poésie dans le même souffle. Sans retour à la torche vivante, sans se sédimenter dans la posture de l’artiste engagée, sans devenir la femme-sandwich de toutes les causes, sans jouer des coudes dans la course aux gommettes et sans se plaindre de sa propre fatigue, de sa propre précarité, de sa propre solitude, de sa propre vie en dents de scie. Comment ?
Je suis une poétesse tétanisée. Je crée, j’écris, j’anime, j’accompagne, j’éduque, j’aime, je désire, je soutiens, je construis mais je me sens gauche, empêtrée dans mes contradictions, plus tout à fait légitime sur certains sujets, lasse aussi. Tentation forte de ne sauver de cette année que ce qui arrange la conscience. Se redire ces quelques vers, comme un mantra.
Et c’est pas grave de vouloir sauver sa peau.
Et c’est pas grave de vouloir sauver son âme.
Et c’est pas grave de penser un peu à soi.
Alors on y va, gratitudes pour…
La patience. La souplesse. L’abstinence. Les larmes. La rage. L’acceptation. Le pardon. Les eaux turquoises. La nage de la liberté. Une respiration désentravée. Des peuples dans la rue. Des colères dans les urnes. Des femmes debout. Des enfants qui grandissent. Des enfants. Des enfants. La tendresse. La passion. L’amitié. Les deuils. La lumière. Le déploiement de la créativité. La timidité assumée. Le besoin de douceur assumé. L’âge assumé. Le fil rouge du respect tendu comme un arc. Le plus bel automne de ma vie.
Malgré, malgré, malgré.
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