L’Express : Depuis la mi-octobre, les rebelles houthistes du Yémen attaquent des navires marchands dans le détroit de Bab-el-Mandeb. Cette crise a pris ces derniers jours une ampleur inédite, mettant à mal le commerce maritime et poussant les Etats occidentaux à monter une coalition de défense pour protéger les navires naviguant dans ce lieu étroit. Comment la crise actuelle en mer Rouge peut-elle évoluer ?
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Il s’agit là d’une régionalisation du conflit israélo-palestinien, d’un moyen pour les houthistes d’utiliser une sorte d’axe annexe pour faire pression sur les Occidentaux et indirectement sur Israël. Au tout début du conflit, en octobre, les houthistes avaient tenté de tirer directement vers Israël, mais sans grand succès. Depuis quelques semaines, ils ont choisi un plan B, celui de prendre en otage le commerce maritime qui passe par le détroit de Bab-el-Mandeb et la mer Rouge, une artère essentielle du commerce international vers la Méditerranée et l’Europe. Le lieu demeure central : le canal de Suez est toujours implicitement en jeu. Il avait déjà été fermé lors de la guerre du Kippour de 1973 ou lors d’autres conflits. La nouveauté, ce sont ces acteurs non étatiques qui possèdent des moyens étatiques, missiles, drones, et la capacité à frapper la mer depuis la terre. Sans disposer de force navale du niveau des puissances occidentales, ils ont une capacité de perturbation assez forte, d’autant que la géographie dicte ses règles. Avec le détroit resserré de Bab-el-Mandeb, les houthistes se trouvent à un positionnement stratégique. On s’interroge sur la profondeur de leur arsenal. Combien de missiles, jusqu’où, pour faire quoi ? Est-ce un leurre, une sorte de coup de semonce pour avoir un effet politique ? Ou sont-ils déterminés à utiliser leur arsenal et à bloquer le détroit de manière durable ?
Comment un petit groupe non étatique peut-il dicter sa loi dans une région où se trouvent des puissances comme l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, et où stationnent des flottes internationales comme la Marine française ou l’US Navy ?
C’est l’aboutissement d’un certain nombre d’échecs des dernières décennies. D’abord, celui de l’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis à défaire les houthistes dans la guerre au Yémen qui a commencé en 2015 et qui est plus ou moins en statu quo aujourd’hui. C’est aussi l’échec des puissances occidentales à empêcher l’Iran (proche des rebelles houthistes) de disséminer ses armements. Globalement, on constate l’échec occidental à empêcher la croissance d’acteurs du type Hamas, Hezbollah, houthistes, disposant de moyens militaires quasi étatiques et capables de peser, y compris sur le commerce international d’hydrocarbures et de marchandises. Cette crise révèle des tendances connues mais qui s’affirment. Cela pose aussi la question de l’attitude d’Israël vis-à-vis du Hamas : la réponse de l’écrasement militaire est-elle une solution viable ? L’Arabie saoudite a échoué dans cette stratégie avec les houthistes.
Une coalition internationale s’est mise en place pour tenter de contrer les actions des houthistes. Concrètement, peut-elle les arrêter ?
Il s’agit là de tactique navale fondamentale : il y a un détroit, un espace confiné sur lequel les navires de commerce sont exposés. Les acteurs privés sont très prudents, ils ne veulent pas exposer la vie des équipages et leurs navires. Les grands armateurs de porte-containers comme CMA CGM ou les compagnies pétrolières comme BP ont suspendu la circulation de leurs navires, ou ont engagé un reroutage en contournant l’Afrique et le cap de Bonne-Espérance. Des actions d’interception des marines occidentales et, en particulier, des trois grandes marines que sont l’US Navy, la Royal Navy et la Marine nationale, ont eu lieu. Se pose alors la question de ce qu’on appelle « l’ordre de bataille ». Il y a des moyens « prépositionnés » [déjà en position dans des zones réputées risquées] car on avait pensé qu’il pouvait se passer quelque chose ; d’autre part, la France a deux bases de projection, à Djibouti et à Abou Dabi. Ensuite émergent des sujets révélés par l’Ukraine et par les débats sur la loi de programmation militaire en France, à savoir quels sont les moyens dont on dispose en termes de navires, d’équipage et d’armement proprement dit. A-t-on suffisamment de missiles ? Les houthistes semblent avoir nombre de drones et de missiles qui ne coûtent pas cher, à la différence de l’équipement occidental, beaucoup plus cher et rare !
A titre d’exemple, le missile Aster que la Marine française a utilisé pour abattre des drones coûte autour d’1 million d’euros, c’est bien ça ?
Dans cet ordre-là. Il n’y en a pas beaucoup par frégate et il n’y a pas beaucoup de frégates. Le secrétaire américain à la Défense, Lloyd Austin, a condamné les attaques en les qualifiant d’inédites et d’inacceptables. C’était le minimum. Les Américains sont restés extrêmement prudents, n’ont rien dit quant à la possibilité de frappe à terre pour démanteler l’arsenal houthiste, ce qui constituerait une sorte de régionalisation du conflit Israël-Hamas, avec des Occidentaux qui frappent la péninsule arabique, in fine en soutien d’Israël. Personne ne veut en arriver là.
Comment stopper les attaques ?
Les houthistes ont un impact sur la mer sans avoir de marine. Sans comparer les intentions, c’est ce que font aussi les Ukrainiens, qui sont en train de gagner la bataille de la mer Noire sans marine mais avec des missiles et des drones. L’action décisive contre les houthistes, ce ne serait pas d’aller sur terre, mais de frapper la terre depuis la mer. Encore une fois, je pense que personne ne veut aller jusque-là.
Dans le détroit d’Ormuz, les Gardiens de la révolution iraniens, qui intimident régulièrement les navires, ont d’autres moyens, comme des vedettes… Peut-on s’attendre à ce que les houthistes en aient aussi ?
Les rebelles houthistes n’ont pas encore tous les moyens dont disposent les Iraniens. Mais on peut avoir des surprises. Il faut voir ce qui s’est passé en Ukraine, en mer Noire, cette capacité des Ukrainiens à perturber les Russes avec des drones de surface, des équipements un peu sommaires, une embarcation, une caméra, des explosifs. Une façon de causer des dommages sans risquer la vie des équipages et en ayant un vrai effet perturbateur dans une logique dite asymétrique, où le faible a des moyens de disruption importants. Cela coûte cher de s’en défendre et on répugne vraiment à aller frapper les gens là où ils sont parce que ça peut coûter cher politiquement. Il y a une sorte de retenue, qui vient renforcer la volonté des Occidentaux d’obtenir un règlement politique rapidement à Gaza. La crise actuelle peut se contenir par des moyens militaires – que par ailleurs on veut épargner – mais personne n’a envie d’aller frapper au Yémen.
La mer Rouge représente 40 % du commerce maritime mondial, 20 000 navires y passent par an…
Cela représente 40 % du trafic de containers et 12 % du trafic mondial. Pour les Européens, c’est essentiel pour les hydrocarbures, le gaz et le pétrole du golfe Persique et pour les porte-containers venant d’Asie. L’accès au canal de Suez est en jeu. Il permet d’aller plus vite et d’économiser sur le prix du transport. Passer par le tour de l’Afrique et le cap de Bonne-Espérance est plus long et plus coûteux. Cela montre la dépendance européenne au transport maritime, ce qu’on avait déjà observé à la sortie du Covid lorsqu’il y avait eu une sorte d’encombrement sur les lignes maritimes et une augmentation du coût du fret. Ce sont des facteurs de fragilité stratégique et cela a un impact macroéconomique sur le prix des approvisionnements, à savoir le prix du transport, le prix des assurances, un ensemble d’effets de prix qui dans un contexte inflationniste pourrait ne pas être neutre.
Si la situation venait à durer, les conséquences économiques pourraient-elles être majeures ?
Il y a cette dépendance et cette fragilité. Mais il ne faut pas sous-estimer la résilience et l’efficacité du secteur du transport maritime, qui a une capacité de reroutage, avec tous ces grands armateurs comme CMA CGM extrêmement efficaces. On l’avait constaté pendant le Covid, en 2020, où il y a eu une très forte baisse, et puis la reprise a eu lieu en 2021 : les prix montent, ils baissent, mais ils arrivent à s’ajuster. On n’a jamais observé de franche rupture de l’approvisionnement. Encore une fois, cela prouve la centralité du Moyen-Orient qui, quoi qu’on en dise, notamment à la COP de Dubaï, reste essentielle pour la fourniture de pétrole et de gaz à l’Europe. Malgré les déclarations sur la sortie du pétrole, on reste dans des considérations très proches des années 1970 : il faut que le pétrole arrive et donc s’assurer que le détroit d’Ormuz et les autres soient ouverts. Comme on achète plus du tout ou moins de gaz russe, on est plus que jamais dépendant de cette zone pour nos approvisionnements énergétiques. Cela s’inscrit à 180 degrés du discours ambiant sur l’autonomie et la décarbonation.
De fait, comme le montre cette crise, la mer devient plus que jamais un terrain de guerre ?
Cela sera une tendance forte de 2024. Il y a cet enjeu de Bab-el-Mandeb mais aussi le blocus naval de la Russie contre l’Ukraine. La mer est plus que jamais l’infrastructure de la mondialisation, par laquelle passent les matières premières, les marchandises et aussi les données, avec les câbles sous-marins. Il est plus que jamais stratégique de maîtriser la mer, avec cette capacité à laisser circuler – ou pas – les navires, que ce soit en mer Rouge, en mer de Chine du Sud ou en mer Noire. La nouveauté se trouve dans la distribution de la puissance : là où avant il y avait quelques acteurs, regroupés sous un parapluie américain, il existe maintenant tout un tas d’acteurs, pas seulement la Chine, mais aussi des acteurs régionaux qui ont des moyens de peser et d’instrumentaliser ces infrastructures maritimes.
Dans ce conflit, comment se situe la France ? Elle semble se retrouver en première ligne…
La France n’est pas dénuée de moyens. Une frégate a tiré, cela veut dire qu’elle était prépositionnée au bon endroit parce qu’on pensait qu’il pouvait se passer quelque chose. Elle dispose de bases à Abou Dabi et Djibouti. Il y a des logiques de régionalisation qu’on va chercher le plus possible à maîtriser. Mais on n’est pas à l’abri que la savonnette nous échappe !
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